Qu'est-ce qui peut tuer un citoyen, sinon le manque de considération civique à son égard ? Une histoire est toujours un rêve, - un rêve que l'on réalise... ou que l'on ne réalise jamais. En fait, c'est l'idée qui compte, qui donne un bonheur inouï et secret. Et ce bonheur ne reste pas longtemps secret, car un événement vient souvent l'extérioriser, l'arracher et le porter vers l'éternité. Mais quelle éternité que celle qui a ses racines dans la misère et la souffrance et qui développe en philosophie sociale la désillusion, l'échec et la rancoeur de toute une jeunesse qui, pour faire face à une société au comportement autiste, se prive de volonté, peut-être même s'interdit-elle toute volonté d'être à ses vrais rêves. Ecrite comme un film, l'histoire que raconte Roshd Djigouadi relève de cette réflexion-là. Il aura pitié de nous (*) est certes une première oeuvre, mais, il y a rime et raison qui sont autant de promesses. Réalisateur d'un documentaire émouvant sur Billal (primé en 2000 au FICTS de Milan), ce jeune auteur de 37 ans, diplômé du Conservatoire libre du cinéma français, refusant l'immobilisme en attendant un encouragement concret pour poursuivre sa vocation de cinéaste, s'est tourné vers l'écriture romanesque. Un éditeur, à l'écoute d'une littérature fraîche et hardie, reflet de toute jeunesse qui veut dignement vivre et travailler dans son pays et contribuer à sa juste mutation, a su à son tour faire oeuvre de professionnel en publiant ce roman. Que faire de sa vie ? Pessimisme ou révolte ? Une manière d'exorciser sa misère ? Inoccupée, apparemment frappée d'insouciance et vouée à ses «hallucinations sexuelles», en vérité, cette jeunesse (surtout au masculin) de tout âge expose «ses journées vides», son échec scolaire, son chômage et les blessures de sa mal vie en se tenant adossée aux murs des immeubles ou des rues et des ruelles les plus passantes dans les quartiers populaires. Ce mur («hit», en parler algérien) a fini par désigner une nouvelle et désolante «profession» dite d'oisiveté que certains jeunes, n'en pouvant mais, ont embrassée avec la rage au coeur et beaucoup de cynisme dans la voix : ce sont les jeunes «hitistes». «Un gobelet en plastique contenant un café froid à la main», ils discutent de tout et de rien, tuant le temps par des mensonges vantards, reconnus et partagés par tous, «car même si le ciel vous tombe sur la tête, affirme Adel, le narrateur qui se dit être «une sorte de mort-vivant», tout va toujours bien, comme une sorte de conte de fées quotidien. Puis évidemment, on monologue sur tout ce qui fait le charme de cette Algérie de début de millénaire: pas de boulot, pas de logement, pas de femme, pas d'espoir, pas de paix, pas de visa, mais à part ça, «ça va grâce à Dieu !» L'auteur, usant d'un style simple et imagé mais mordant, nous intéresse aux «tribulations» et aux facéties de Adel, un chômeur algérois et de son ami Omarou, un jeune de Bamako qui était obsédé par son projet de publier son manuscrit. En effet, le Bamakois confie, un jour, à l'Algérois : «Tu sais, moi, quand j'arriverai en Europe, je raconterai ce qui m'est arrivé depuis que j'ai quitté le Mali. J'écrirai un livre, j'appellerai ça...Enfin je n'ai pas encore le titre, mais je sais qu'on s'arrachera mon livre.» Chacun d'eux, accablé de misère et d'ennui, s'est obligé à des occupations quotidiennes pour se donner le courage de rester fidèle à «une lueur d'espoir» de partir pour l'Europe. Adel, toujours truculent et fin observateur, fait de petits boulots, ni trop dangereux, ni trop faciles, ni toujours beaux, tout en continuant à fantasmer sur Sabiha, son inaccessible «silhouette aguicheuse». Omarou se fait gruger par «un nabab à Mercedes» qui «sue le fric» et qui pourtant remet toujours à plus tard la paie qu'il lui doit. Puis, bien vite arrive dans le malheur, dans l'odeur du sang et de la mort, le moment de «se tailler» vers l'Europe, de se jeter à la mer... Enfin, «les lumières des côtes espagnoles se confirmèrent», et Adel, épuisé d'avoir longtemps nagé, est de nouveau confronté à «cette nuit de dérive» qu'il ne semblait plus en finir avec elle. Dans son sommeil de mort entrecoupé de délires, il dépeint sa tragique rencontre sur «le sable mouillé de cette Andalousie dont certains de [ses] ancêtres avaient fait leur éden.» Cette âme tourmentée va encore essayer, dans un instant d'«ultime détresse», de «dépasser le tourment de la tombe». Omarou et Adam (surnommé «l'oracle») apparaissent à Adel qui ensuite revoit Sabiha, sa belle houri à laquelle il prédit: «L'éternité est à nous maintenant. [...] On dépendra du Très-Haut. Ne t'en fais pas. Il sait d'où l'on vient. Il lira nos coeurs, et s'Il veut, Il aura pitié de nous.» Mais pour se tirer d'affaire, suffira-t-il «aux belles âmes» d'une simple incantation «qu'on se doit de synchroniser avec l'index droit pointé telle l'aiguille d'une boussole vers les jardins paradisiaques»?... Il aura pitié de nous un roman de Roshd Djigouadi Chihab Editions, Alger, août 2004, 256 p.