On se souvient qu'à l'appel du FLN, une grève des études illimitée était proposée au peuple algérien. Elle se voulait comme une protestation visant à impliquer tous les Algériens, quel que soit leur âge, pour démontrer que le FLN pouvait décider d'une grève qui serait automatiquement suivie. Que l'on songe à titre d'exemple, à l'appel à la grève illimitée des étudiants et des lycéens lancé par l'Union générale des étudiants musulmans algériens (UGEMA), le 19 mai 1956. L'Ugema déclarait notamment: « ...Effectivement avec un diplôme en plus, nous ne ferons pas de meilleurs cadavres ! A quoi donc serviraient-ils ces diplômes, qu'on continue à nous offrir, pendant que notre peuple lutte héroïquement, pendant que nos mères, nos épouses, nos soeurs sont violées, pendant que nos enfants, nos vieillards tombent sous la mitraillette, les bombes, le napalm (...) Etudiants et intellectuels algériens, pour le monde qui nous observe, pour la nation qui nous appelle, pour le destin historique de notre pays, serions-nous des renégats?».(1). Durant la révolution, le travail remarquable des révolutionnaires universitaires algériens à l'ONU mérite d'être souligné. En effet, la seule inscription chaque année de la «question algérienne» de la session annuelle des Nations unies, avait autant d'impact où les combattants de l'ALN se comportaient de façon héroïque. Les intellectuels de la révolution ont donc donné un contenu scientifique et culturel à la révolution en utilisant toutes les ressources de l'intelligence pour combattre la fausse image propagée par le pouvoir colonial. Que l'on songe à la troupe de théâtre du FLN, aux poètes, aux écrivains, à l'élite sportive de l'équipe de football qui, à leur façon, se sont battus sur tous les fronts, de par le monde pour porter haut et fort la voix de l'Algérie combattante. Que reste-t-il des nobles idéaux qui ont animé les lycéens et les étudiants algériens de cette époque? A première vue, on constate «un désenchantement». Les étudiants sont terrassés par un quotidien incertain et par la condition de vie socialement misérable de leurs aînés enseignants. Ils sont de ce fait, de moins en moins politisés, et de plus en plus égoïstes, ils ne croient plus à rien, et tétanisés par une fatalité, pour deux raisons majeures. D'une part, l'incurie qu'ils constatent au quotidien ne leur donne comme image que les «bons exemples» en termes de vampirisme du pays, et de trabendisme de l'argent facile, de l'impunité et naturellement, on l'aura compris, à mille lieues des quelques repères moraux qu'on lui inculque. D'autre part, en tant qu'intellectuels potentiels, ils ne voient pas le bout du tunnel, la perpétuation 43 ans après, d'une progression constante du nombre des ayants droit -contrairement au phénomène naturel- la création ex nihilo de la famille révolutionnaire, renvoient aux calendes grecques leur faible espoir de voir, un jour, l'Algérie mettre en oeuvre, dans ce nouveau siècle, une autre légitimité, celle de la méritocratie qui est le plus sûr garant pour mener une bataille autrement plus incertaine, celle de la survie, dans un monde qui ne fait pas de place aux plus faibles intellectuellement. Un plan Marshall pour l'enseignement supérieur En fait, rien ne peut se faire dans l'approximation, la grande erreur de nos gouvernants c'est de croire que l'on peut entrer dans le développement, dans la modernité, et dans le monde de la science par effraction. Les cadres honnêtes, ceux qui ont sédimenté réellement un savoir, et un savoir- faire, qui n'entrent pas dans cette «mascarade» ne sont pas, par la force des choses, sollicités. Naturellement, la nature ayant horreur du vide, ce vide est rempli par toute une «nouvelle classe» qui joue l'incantation et la «déification du prince du moment». Il serait bon que ces messieurs qui nous dirigent, sachent que pour pouvoir parler de la recherche et de l'enseignement, il faut avoir «bavé sur la paillasse» et avoir «eu le tableau derrière soi de longues années». La mal-vie de nos élites résulte d'un manque de vision et d'une fuite en avant vers une mondialisation -laminoir qui est en train, les derniers «accords» aidant, présentés, cependant, comme des victoires, de laminer nos dernières défenses immunitaires. Nous deviendrons, alors à Dieu ne plaise, véritablement un bazar, dans ces cas on n'aura pas besoin de cadres, d'enseignants puisqu'il s'agit de consommer tant que vous aurez des euros ou des dollars. Il paraît naturellement inutile de faire appel à notre diaspora.(2). S'il est important que la Société reconnaisse aux enseignants un rôle majeur dans la formation du diplômé de demain, capable de se déployer sans peine dans un environnement mondial de plus en plus hostile, encore faut-il raison garder. Nous autres enseignants, nous devons être des repères au quotidien pour nous étudiants et pour la société qui nous regarde. Nous devons trouver en nous-mêmes le courage nécessaire pour faire notre autocritique, en dénonçant ceux qui démonétisent par leur façon d'être la fonction d'enseignant. Nous nous devons de respecter l'effort et le mérite, la sueur et les résultats sur le «terrain». Il vient tout naturellement qu'il serait immoral d'uniformiser les salaires à fonction égale. Il faut au contraire, mondialisation et performance obligent, récompenser les «producteurs de science». Cette fonction discriminante est la seule vraie échelle, basée sur l'effort permanent. Enfin, il est de la plus haute importance que le regard de la société à travers ses dirigeants, vis-à-vis de la communauté des «formateurs de matière grise» change radicalement. La symbolique sociale est aussi importante que les revalorisations sociales. C'est tout le sens de cette supplique aux grands de ce pays.(3). C'est une évidence: le monde qui nous entoure change, et très vite, de plus en plus vite, grâce à la diffusion de nouveaux moyens de communication et d'information.. La flexibilité est devenue le terme le plus fréquemment employé pour décrire le nouvel ordre économique : Cette mondialisation n'est pas innocente, elle véhicule aussi un projet culturel, c'est-à-dire une culture de masse occidentale, pour l'essentiel américaine. Si les mutations dans l'Occident industrialisé sont rapides, dans les PVD, le temps n'a pas la même durée. Le nombre total de diplômés délivrés depuis l'indépendance, est de plus d'un million de diplômés. Si l'Etat décide que c'est un objectif à atteindre (2500 étudiants/ 100.000 habitants), en nous basant sur une utilisation optimale des structures actuelles, Il nous faut mettre en chantier 500.000 places pédagogiques en 4 ans, soit l'équivalent de 125.000 places par an ! ou encore dix universités de 12.000 places par an. C'est impossible et ce n'est pas raisonnable. On pourra, pour atténuer la charge sur l'Etat, à l'instar des pays qui ont compris la «réalpolitik», sans pour autant renier ses valeurs, mettre à contribution plusieurs pays qui pourraient ouvrir des établissements spécifiques. On peut prendre comme exemple l'Egypte; dans ce pays, plus de 200.000 élèves et étudiants sont pris en charge par les missions étrangères. Il existe une université française à Alexandrie. Pourquoi n'aurions-nous pas plusieurs universités étrangères dans le pays? De cette description d'une réforme «placebo» qui n'est pas dimensionnée à la taille et aux ambitions algériennes autrement plus terre à terre, il est prévisible que, telle que présentée, elle nous conduira droit dans le mur. Il faut en effet retenir que cette réforme européenne est surtout une réforme des systèmes éducatifs «riches de leur force de frappe» en termes de sédimentation, de moyens et surtout d'encadrement de haut niveau et de pertinence de recherche. Cette réforme a pour ambition d'assurer la mobilité des étudiants et des enseignants à travers l'espace européen. Avec qui allons-nous échanger nos étudiants, avec les universités marocaines ou tunisiennes aussi sinistrées que nous et qui ont une piètre opinion de l'espace maghrébin préférant tendre la main vis-à-vis de l'Europe? Mieux encore, sans une consultation qui aurait pu permettre d'enrichir le débat, on tente, à marche forcée, de faire adopter une réarticulation des enseignements de type LMD conçu, il faut bien le dire, fondamentalement pour les universités européennes, elles-mêmes adoptant un schéma classique existant depuis des lustres aux Etats-Unis et ayant fait naturellement ses preuves... dans ces pays. Le LMD et l'Université algérienne Souvenons-nous, la réforme de 1971 copiée sur les cursus américains était, à l'époque, une avancée majeure. Il faut rappeler que la notion de crédits capitalisables existait, que les enseignements étaient semestriels et que les modules comportaient des pré-requis ; ce qui apparemment a été remis au goût du jour par l'Europe des universités dans sa poursuite effrénée de la puissance américaine dans le domaine de la science et de la recherche. Il nous faut savoir que le LMD n'a rien de révolutionnaire. Il nous faut l'adopter non par mimétisme et surtout sans illusion. Le LMD, dimensionné pour les universités, les étudiants et les métiers européens, ne peut pas s'appliquer chez nous sans un nécessaire état des lieux et surtout sans des Etats généraux qui devraient mobiliser tous les secteurs réceptacles des diplômés que l'université a pour mission de former. Quels sont les métiers dont aura besoin l'Algérie dans dix ans? Quels sont les effectifs à former par grande discipline? Quel est l'avenir des «grandes écoles ou supposées telles? L'Algérie a-t-elle besoin d'une élite? Quel est l'avenir du système public de l'enseignement supérieur? Peut-on continuer à ne former que des cadres de niveau 6? Les études doivent-elles continuer à être gratuites pour des triplants et plus, laissant ainsi dans le «pipe» des «étudiants professionnels?». Quelles sont les vraies prérogatives de l'enseignement supérieur? L'université doit-elle continuer à former des chômeurs de luxe? A trop différer les échéances, nous risquons l'asphyxie. 1 million d'étudiants en 2007 : C'est demain. Tous les sujets tabous devraient être mis à plat. Le pays en sortira grandi. Il n'est pas normal que l'université soit rendue coupable de toutes les perversions, quand il s'agit de dysfonctionnement. Les contraintes sont multiples. Au risque de nous répéter, il faut savoir que rien ne peut se faire sans les «gardiens du Temple» que sont les enseignants, et il est normal que, conjoncturellement, on agite l'épouvantail des Algériens scientifiques émigrés. Si leur rôle est indiscutable, on ne peut pas asseoir une université digne de ce nom, en diabolisant régulièrement les enseignants, leur promettant comme à une certaine époque de fermer l'université parce qu'ils avaient protesté contre des conditions de travail inhumaines. Faire du LMD, la panacée et le remède miracle aura comme conséquence prévisible, d'accélérer l'hémorragie actuelle de nos diplômés qui seront alors, beaucoup plus assimilables par les universités étrangères. «On a souvent dit que la République, c'est beaucoup d'histoires, un peu de doctrines mais avant tout une façon d'être (...) La citoyenneté est plus qu'un savoir-vivre, c'est une conquête». Pour que les propositions de piste de travail soient mises en oeuvre et constituer ce plan Marshall que nous appelons de nos voeux. Un projet aussi ambitieux, aussi lourd de signification pour le pays, ne doit pas être traité à la légère, Il s'agit de la survie de l'Algérie. Même si certaines décisions sont impopulaires, il faudra prendre le risque et s'attacher pédagogiquement à expliquer pour convaincre en prenant le temps qu'il faut. Le secret de la réussite viendra de l'adhésion de la communauté universitaire et partant de la société. Enfin, les impératifs de compétition et de compétitivité exigent que le faible potentiel d'enseignants de rang magistral soit en prise directe avec les mutations économiques industrielles et sociales. Pour cela, il s'avère que le regard de la société évolue dans le sens de la valorisation des idées novatrices pour la formation de créateurs de richesse, pouvant se substituer à la politique de l'Etat Providence une politique de l'imagination. L'Université devant servir de véritable incubateur d'idées, de projets et de pourvoyeur de la société en créateurs d'emplois à travers la création au départ de microentreprises d'un type nouveau : les fameuses «start-up». Ces start-up doivent prendre le pas sur les entreprises d'import-export dans la grande majorité parasite ne participe pas à un savoir-faire algérien mais plutôt contribue à son atomisation inexorable et de fait à sa disparition puisque l'Algérien ne consomme plus que ce qui a été conçu ailleurs, faisant ainsi vivre les travailleurs de ces pays. Le moment est venu de substituer aux rentes de situations, pour le bien de ce pays, une nouvelle échelle sociale basée sur le savoir et le savoir-faire et la méritocratie-1 Article paru dans le journal -L'Expression- des 9 et 10 août 2004. Enfin, il est de la plus haute importance que l'Etat permette, à travers des textes législatifs et réglementaires, à l'université, de se développer comme une véritable entreprise de l'intelligence qui vend un produit immatériel à forte valeur ajoutée. Si l'université prend véritablement les rênes de son destin et se remet en cause, alors la dimension symbolique de l'appel du 19 mai 1956 sera vraiment pérenne, nos aînés seront tranquilles quant à l'avenir scientifique et technologique de notre pays. (*) Ecole nationale polyclinique 1° Appel à la grève illimitée des étudiants et lycéens, dans présentation du livre de Max Weber, «Le savant et le politique». présenté par Nadji Safir. p.xx. Editions Enag. 1991. 2° C.E. Chitour : Article paru dans le journal «Liberté». avril 2002. 3° C.E. Chitour : Article paru dans le Quotidien d'Oran septembre 2002.