Que peut-on dire aujourd'hui du 19 mai 1956 ? Pour bien comprendre toute la signification de cette importante date dans l'épopée de notre ultime combat libérateur, il faut la restituer avec précision dans la conjoncture révolutionnaire de l'époque. Cette date, qui est devenue tout naturellement la Journée nationale de l'étudiant, doit être appréhendée dans son riche contexte socio-historique et politique. Je rappelle brièvement quelques faits : le 1er congrès de l'Ugema a eu lieu les 13 et 14 juillet 1955. Le 2e congrès a eu lieu à Paris du 20 au 30 mars 1956. Entre ces deux congrès, ont eu lieu bien sûr des évènements importants. J'en citerai deux : le 20 janvier 1956, a eu lieu une grève de 24 heures de la faim et des cours “pour affirmer la participation des étudiants algériens à la lutte de leur peuple”. Le 21 février à Paris à la Mutualité, lors d'un meeting de la journée anticolonialiste, Ahmed Taleb Ibrahimi a dit cette phrase historique : “Nous sommes tous des rebelles.” Les résolutions de ce 2e congrès qui a eu lieu à Paris du 20 au 30 mars 1956 furent importantes. Trois points importants : d'abord, le colonialisme est accusé et condamné comme source de misère et d'analphabétisme, ensuite, la lutte du peuple algérien est présentée comme juste et, enfin, il est demandé la proclamation de l'indépendance, la libération de tous les patriotes emprisonnés et des négociations avec le FLN. Qu'elle était, d'une manière générale, la situation politique à la veille du 19 mai 1956 ? Quelques faits peuvent la résumer : après le renversement du cabinet du président Edgar Faure et la dissolution de l'Assemblée nationale française, des élections ont eu lieu et le 2 janvier 1956, c'est la victoire du Front républicain et le 1er février 1956 l'investiture du gouvernement du président socialiste Guy Mollet. Ensuite, les évènements se sont précipités et le 1er février départ de Jacques Soustelle d'Alger dans une ambiance d'hystérie générale. Le 6 février, Guy Mollet est conspué à Alger et reçu à coups de tomates. Le 9 février, Robert Lacoste est nommé ministre-résident. Le 12 mars, se produit quelque chose de très grave, le vote par l'Assemblée nationale française des pouvoirs spéciaux. Le 22 avril, Ferhat Abbas rallie officiellement le FLN et rappelons que les élus de l'UDMA le 23 décembre 1955 ont démissionné de leurs mandats et demandé la création de la République algérienne. Le 24 mai, ont eu lieu l'arrestation et l'expulsion du professeur Mandouze. Le 31 mai, l'Assemblée nationale française débat sur l'Algérie. Entre ces deux congrès, il y a eu la création de l'UGTA, un vendredi 24 février au 6, place Lavigerie, à côté de la Cathédrale d'Alger, devenue après 1962 mosquée Ketchaoua. Un syndicat authentiquement FLN et ALN pour mettre un terme aux agissements néfastes de l'USTA ou Union syndicale des travailleurs algériens d'obédience messaliste, de la CGT (Confédération générale des travailleurs d'obédience PCF), (Force ouvrière qui existe toujours en France), de l'USTA-CGT d'obédience PCA. Les organisations syndicales estudiantines importantes étaient à l'époque au nombre de quatre : tout d'abord la section d'Alger de l'Ugema, puis le CAV ou Comité d'action universitaire, ensuite l'AGEA ou Association générale des étudiants d'Algérie et, enfin, l'Union libérale des étudiants d'Alger de tendance bien sûr libérale et surtout chrétienne. Pour avoir une idée sur la répartition des étudiants, il y avait à l'époque 4 467 étudiants français pour 503 étudiants musulmans. Cette information a été donnée à l'époque par Robert Lacoste lui-même, alors ministre-résident. Chacun de ces faits rappelés brièvement aura une importance capitale sur le déroulement de la guerre d'Algérie. Toujours en rapport avec le syndicalisme étudiant, d'autres évènements importants et déterminants vont avoir lieu. Début mai, une grève des étudiants du CAV (soutenu par l'AGEA) pour protester contre le décret Lacoste qui prévoit l'accession des musulmans à la fonction publique. Lors de la commémoration du 8 Mai 1945 ont eu lieu de violentes manifestations contre Robert Lacoste qui seront suivies de mesures d'expulsion d'Algérie à l'encontre d'un étudiant et d'un professeur activistes. Puis vint “l'appel d'Alger” qui a été lancé le samedi 19 mai 1956 par la section d'Alger de l'Ugema. Cet appel dit en substance : “Avec un diplôme en plus, nous ne ferons pas de meilleurs cadavres ! À quoi serviraient-ils ces diplômes qu'on continue à nous offrir pendant que notre peuple lutte héroïquement (…) ? Nous, les “cadres de demain”, on nous offre d'encadrer quoi ? D'encadrer qui (…) ?” “Les ruines et les morceaux de cadavres, sans doute ceux de Constantine, de Tébessa de Philippe-ville, de Tlemcen et autres lieux appartenant déjà à l'époque de notre pays (…) la fausse quiétude dans laquelle nous sommes installés ne satisfait plus nos consciences (…) Notre devoir nous appelle à d'autres tâches plus urgentes, plus impératives, plus catégoriques, plus glorieuses. Notre devoir nous appelle à la souffrance quotidienne, aux côtés de ceux qui luttent et meurent libres face à l'ennemi. Nous observons, tous, la grève immédiate des cours et des examens et pour une durée illimitée. Il faut déserter les bancs de l'université pour le maquis.” Les réactions à “l'appel d'Alger” furent pratiquement immédiates. Le vendredi 25 mai, le comité directeur de l'Ugema à Paris reprend “l'appel d'Alger” et étend le mot de grève générale des cours et des examens à tous les étudiants algériens de France, de Tunis et du Maroc. Ce comité directeur précise encore que “Benyahia, président de la section d'Alger, n'a jamais pris la fuite et qu'il se trouve depuis 3 semaines à la conférence des étudiants afro-asiatiques de Bandoeng”. La réaction de l'Unef est aussi immédiate et violente. Elle désavoue “l'appel d'Alger” et “ne saurait admettre le mot d'ordre politique lancé par la section d'Alger de l‘Ugema”. Le mouvement d'adhésion des étudiants et, surtout, des lycéens fut immédiat, spontané et massif. Après son 2e congrès et le 19 mai, l'Ugema n'a jamais cessé de jouer un rôle important au sein de la guerre de Libération nationale en mobilisant tous les étudiants et lycéens, en leur inculquant, dès leur jeune âge, les grands idéaux de la révolution et surtout l'idéal le plus important je crois : celui de placer la révolution au-dessus des intérêts personnels, au-dessus des études et des diplômes. Et le gouvernement colonial français en prononçant à Paris la dissolution de l'Ugema le 27 janvier 1958 savait certainement ce qu'il faisait. Un autre point important, à mon avis, c'est que le FLN a été durant la guerre de Libération un front vraiment ouvert à toutes les forces révolutionnaires. Le FLN était ouvert en tant que creuset fécond aux étudiants et aux lycéens d'une façon extraordinaire. Et la jeunesse algérienne a su répondre massivement à l'appel de la patrie. Cela a permis notamment la formation des cadres qui sont aujourd'hui au service de la nation. Le FLN a su, à l'époque, préparer l'avenir sans sacrifier le présent et les impératifs de la lutte armée. L. F. (*) Publié dans El Moudjahid en mai 1988