Les Algériens sont fiers de leur pays, amoureux de sa nature, jaloux de leur identité, épris de leur culture, pourquoi agressent-ils la terre qui les a fait naître et dont héritera leur progéniture plus tard? C'est à devenir fou. Là où les yeux portent, des sacs en nylon, noirs, bleus, jaunes, blanc et de couleur indéfinissable jonchent le sol ou débordent de bennes crasseuses. Chauffés par l'implacable soleil d'août, ils explosent d'une exhalaison pestilentielle à paralyser les lobes olfactifs et faire pleurer les glandes sébacées des paupières. Il faut fuir. Où? A la montagne, à Chréa pour respirer l'air pur. Le chemin qui mène à l'Atlas blidéen serpente parmi les vergers sous l'ombrage des sapins, des cyprès, des platanes, des eucalyptus et transporte le promeneur nostalgique au temps d'avant lorsque les champs étaient des chants fleuris. La région abrite toujours des orangers, des mandariniers, des amandiers, des pommiers, des pêchers et tant d'arbres fruitiers dont les senteurs se mêlent à celles du jasmin, des roses et du chèvrefeuille. Toutefois, le ravissement s'interrompt subitement quand il bute sur un spectacle délétère. De part et d'autre de la chaussée, des amas de bouteilles en plastique bourgeonnent de monticules formés de divers rebuts en métal, en polypropylène et d'autres produits industriels. Il faut regarder ailleurs pour maintenir vivace l'espoir. Ces abominables points noirs parsèment le paysage tel un chapelet de verrues qui enlaidissent un beau visage fait de charme et de grâce. Un peu plus loin, au-delà d'un carrefour mal tracé, la nature devient chauve et la végétation cède devant la poussière. Ce qui fut un pré devient maintenant un terrain vague. Une série de maisons s'érigent là où naguère il y avait des vignobles, des maraîchers et des haies de bruyère. Les unes sont en construction, les autres inachevées, cependant habitées et s'ouvrant par un commerce, certaines finies mais peintes en gris, en beige sale ou en couleur terre. Vient ensuite une cité récemment édifiée en béton armé et déjà d'une insoutenable hideur. Hérissée de barreaux en fer forgé sans goût et de divers appendices qui lui sortent des murs, des balcons et des fenêtres, elle ne peut que provoquer le malaise dans le coeur de l'esthète en quête de saveurs. Jadis, la Mitidja La Mitidja, jadis l'une des plaines les plus fertiles au monde, a perdu plus de 150 000 hectares de terres riches au profit d'un genre de cubes en ciment. Cela se voit bien quand on prend de la hauteur. Après le village Tabainat, le sentier asphalté qui conduit vers les cimes offre, à 1000 mètres du niveau de la mer, une vue imprenable sur la vaste étendue autrefois verdoyante que la pierre aujourd'hui calcifie comme un psoriasis mangeur de chair. Avec la Méditerranée pour prolongement, cet endroit est sans nul doute l'un des plus beaux de la Terre mais beaucoup de ses habitants n'en sont pas conscients, ne le croient pas ou, pis, s'en moquent et préfèrent parler de misère. Sur les crêtes du massif de Chréa, une brise propre et parfumée s'insinue dans les branches des majestueux cèdres, des thuyas, puis fait trembler les feuilles des houx, des chênes verts, des chênes zeen et des chênes-lièges. Mais au pied des arbres, les mêmes déchets humains: des contenants synthétiques, des couches de bébés et toujours des sachets pleins de restes ou voletant comme des oiseaux de mauvais augure. Le polyéthylène qui les compose mettra près de cinq siècles avant de disparaître. Les autres éléments du dépotoir ont également la vie longue et la peau dure. La couche jetable (de 400 à 450 ans), la serviette et le tampon hygiénique (400 à 450 ans), la pile au mercure (200 ans), le briquet en plastique (100 ans), le pneu de voiture (100 ans), la boîte en aluminium (de 100 à 500 ans), la canette en acier (100 ans), celle en aluminium (de 10 à 100 ans) et un adulte consomme près de 600 canettes de boissons gazeuses par année. Faites donc le calcul! «Pourtant, que la montagne est belle!», dit le poète. Un dernier coup d'oeil sur le massif de Chréa plonge en effet l'âme dans un profond bien-être. De Koudiat Sidi Abdelkader les yeux se promènent avec plaisir sur les sommets des Djebels Tamesguida (1 620 m), Mouzaïa (1 604 m), Kef Chréa (1 550 m), Ferouhka (1 497 m), Koudiat Alloui (1 319 m), Koudiat Sidi Mokrefi (1 326 m), Bou Mali (1 271 m), Kayett (1 269 m), Sidi El Mokri (1 252 m), Kef Tacherchourt (1 221 m) et poursuivent leur vol jusqu'au Zaccar dans le Dahra. La faune se terre Dans ce parc national protégé par l'Unesco vivent aussi des habitants d'une autre espèce que nos activités dérangent, mais dont ils ne peuvent se plaindre. Le singe magot, la genette, le lynx, l'hyène rayée, la mangouste, le porc-épic, le chacal doré, le renard, le sanglier, la loutre, la belette résident ici depuis des siècles et des millénaires. Sous le regard perçant de l'aigle royal, l'aigle de Bonelli, du faucon pèlerin, du vautour fauve, du percnoptère, du milan noir, la plupart de ces animaux sauvages se terrent, craignant moins les rapaces que la nuisance de notre règne. Dans ce paradis où «tout n'est que luxe, calme et volupté» comme le chantait Charles Baudelaire dans son Invitation au voyage, une mitraille déchire, soudain, le silence. Munis de derboukas et d'autres percussions, de jeunes tapageurs déclenchent un bruit d'enfer. En ronde autour d'un barbecue rejetant des fumées jusqu'au ciel, ils dansent autour d'un ramassis d'emballages imputrescibles et durables: des bouteilles de sodas, des sacs de chips, des boîtes de thon et des épluchures en aluminium de fromage. Fuyons! C'est l'heure du déjeuner. Bientôt des dizaines de braseros enfumeront la biosphère. Au lieu de l'odeur de résine des cèdres bleus et de l'épicéa, l'air se chargera d'effluves de viande enrobée de graisse. Cette été, des dizaines de milliers d'hectares de forêts et de maquis algériens ont été détruits par la faute de l'homme qu'il soit stupide ou criminel. Nettoyage Le lacis en épingle à cheveux qui descend, le long du versant sud de la montagne, vers Hammam Melouane procure une promenade de rêve. Au printemps, il ressemble à un tableau impressionniste peint d'une main de maître. Une cascade de plantes multicolores accompagne le visiteur jusqu'au coeur d'un vallée étroite cernée de montagnes où coule un fleuve et jaillit un source thermale chaude des plus célèbres. Victime de son succès, la station touristique attire un essaim de curistes qui perturbent la quiétude monacale de ce havre. Certains malotrus se permettent même de laver ou vidanger leur voiture directement dans le cours de la rivière. Un litre d'huile de moteur peut couvrir 1000 m2 d'eau et ainsi empêcher l'oxygénation de la faune et de la flore aquatique pendant plusieurs années. Il se jettera plus tard dans la mer et se mélangera au complexe de produits chimiques qui la polluent venant des égouts des agglomérations, des canalisations d'usines et de toutes les ordures liquides et solides que les estivants génèrent. De retour en ville, le spectacle des poubelles abondantes d'immondices, de tripes et de cornes bélier; la vue des peaux de moutons étendues sur des fils de fer ou étalées sur le sol excite la nausée et le haut-le-coeur. Au lendemain d'une fête certes sacrée, mais sanglante, même un aveugle sentira que le pays a besoin d'un nettoyage en profondeur. Si l'on ajoute à ce capharnaüm, les voitures fumant le monoxyde de carbone, les camions qui déversent une partie de leur cargaison en roulant et les détritus que des individus sans manières jettent par les fenêtres des automobiles, la toile devient lugubre. Pourtant, les Algériens sont fiers de leur pays, amoureux de sa nature, jaloux de leur identité, épris de leur culture, pourquoi agressent-ils la terre qui les a fait naître et dont héritera leur progéniture plus tard?