L'Algérie a maintenant changé. Les moeurs de ses habitants répondent à d'autres valeurs Les partisans de la théocratie semblent contrôler le terrain en Algérie. Certains les accusent de faire le jeu du pouvoir qui les agiterait ainsi en épouvantail pour dissuader toute contestation. Voici quelques avis qui reflètent cette opinion. Sur le trottoir de la rampe Chassériau à Alger, en bas de l'immeuble Maurétania, une dame dans la quarantaine qui hèle des taxis attire les regards ahuris des passants. Femmes et hommes semblent ne pas croire ce qu'ils voient. La tenue de cette personne au teint nordique constitue apparemment l'objet d'un délit qui fait tourner les têtes jusqu'au torticolis. Sa minijupe en flanelle orange, son chemisier en satin de couleur saumon imprimé de roses rouges et ouvert à mi-poitrine heurte vraisemblablement les yeux pudibonds des badauds. Une telle façon de s'habiller, courante dans les années 1960 et 70, n'est plus de mise aujourd'hui. A l'époque, nombreuses étaient les Algériennes qui arpentaient les rues court-vêtues selon les dernières modes occidentales. Les plus âgées portaient le haïk qui laissait entrevoir une partie de leurs jambes, d'autres se drapaient dans la «mlaya» mais sans que cela soit un habit religieux. L'Algérie a maintenant changé. Les moeurs de ses habitants répondent à d'autres valeurs. D'ailleurs, le chauffeur de taxi où votre serviteur se trouvait n'a pas tardé à réagir au spectacle insolite qui s'offrait à lui. «Regardez cette folle!». Il s'arrête tout de même près d'elle et répond d'un «non» sec et sans équivoque lorsqu'elle lui annonce sa destination. Il allait pourtant dans le sens où elle voulait se rendre. «Pour tout l'or du monde, je ne l'aurai pas prise». Pourquoi? «Elle est suspecte. C'est un colis piégé. Elle peut exploser à n'importe quel moment. Une femme qui sort habillée ainsi ne peut être que dérangée.» Il se lance ensuite dans une diatribe hargneuse contre ce qu'il qualifie de «dissolution morale» générale du pays voulue, selon lui, par «la colonisation administrative». C'est pour cette raison qu'il se proclame en guerre contre «cet ordre qui n'accepte que les esprits frappés par les neuf tares», sans définir celles-ci. Son discours ne laisse aucun doute sur son orientation idéologique. Il est islamiste et retraité de l'enseignement. «Toute la société est comme ça aujourd'hui, estime Anis un jeune homme moderne et «ouvert d'esprit» qui conclut que «les Algériens sont devenus très intolérants». Un avis que ne partage pas Kamel, un quinquagénaire optimiste. Celui-ci pense, au contraire, «que les Algériens pratiquent un certain vivre ensemble à s'accepter mutuellement même si cette concorde n'est pas encore parfaite. Mais avec le temps, nous finirons par arriver à l'harmonie». «Les Algériens ont appris la leçon» Evidemment, ce point de vue n'est pas partagé par tout le monde. «Les islamistes se sont incrustés dans toutes les niches laissées vacantes par les démocrates», soutient Boualem, un bougonnant syndicaliste âgé d'environ cinquante ans. D'après lui, «si des élections libres seront organisées demain, les islamistes les remporteront haut la main». Ce n'est pas sûr, selon Omar, son congénère, «les Algériens ont bien appris la leçon. Et puis ils voient ce qui se passe dans le Monde arabe. Ils auront peur de revenir à la décennies noire». Plusieurs avis enregistrés, çà et là, abondent dans le même sens. Si les citoyens, disent-ils, manifestent contre le pouvoir, les islamistes profiteront de l'aubaine pour établir leur mainmise sur le pays ou semer le désordre. Ikram, jeune médecin, a compris «qu'en manipulant les femmes et les enseignants, les islamistes ont réussi à façonner la société comme ils le voulaient». A l'entendre parler on pourrait croire que celle-ci «tombera comme un fruit mûr dans leur main dans quelques années». Une analyse que rejette du revers de la main son amie Mayssa qui trouve que la société algérienne est devenue «hypocrite» et ne montre pas son vrai visage. «Tout le monde cherche ses intérêts», s'élève-t-elle. «Les gens sont devenus matérialistes et marcheront avec celui qui fera les petites affaires. L'emprise des islamistes est étouffante. La population finira pas se lasser d'eux.» L'ensemble des personnes interrogées s'accorde cependant sur un point. Elles veulent toutes un changement qui libérerait les énergies du pays, mais sans recours à la violence. «Oui mais, les islamistes semblent être devenus les chiens de garde du système. Ils bloquent le destin du pays en empêchant les Algériens de se réunir autour de revendications citoyennes et civiles loin de la surenchère religieuse. Cette situation est en train de dresser, de diviser la population sur des questions absolues au lieu de la rassembler sur la nécessité d'améliorer son standing de vie». La grenade à fragmentation Chérif, un militant de gauche, d'âge moyen, croit même savoir qu'il s'agit là d'une politique aux fils politiques savamment tressés. «On nous agite depuis des années l'épouvantail de l'islamisme pour nous faire peur et nous anesthésier. Les barbus sont les meilleurs alliés de ce système. Tant qu'ils seront là, rien ne changera.» Pour Saïd, si c'est réellement le pouvoir qui les utilise pour se maintenir «ça serait de bonne guerre». Lui fulmine plutôt contre les démocrates qui n'ont pas su, argumente-t-il, donner le change aux islamistes et s'imposer en tant qu'alternative sérieuse». En tout état de cause, l'intelligence collective algérienne et le souvenir qu'elle garde de la tragédie des années 1990 ont fixé son caractère pour longtemps. La violence politique, elle n'en veut plus. Et bien qu'elle reste arc-boutée sur des valeurs traditionnelles, elle penche plutôt pour un pouvoir modéré et continuer ainsi de jouir des bienfaits de la paix; elle qui a failli sombrer dans le chaos, il y a juste deux décennies. Toutefois, la crise économique, mais aussi la gestion actuelle des affaires du pays fait un nombre croissant de mécontents comme cela se voit sur les réseaux sociaux et s'entend dans la rue. Paradoxalement, les islamistes qui cherchaient, hier encore, à conquérir le pouvoir ne réservent plus leurs vrombissantes vociférations en direction de l'Etat, mais envers les comportements personnels qu'ils jugent déviants. Les prêches traquent les moindres incartades des individus, mais de discours politiques structurés sur des programmes précis et chiffrés, il faut creuser profondément sous les sermons moralisateurs pour espérer en trouver. Surtout que «la grenade islamiste a maintenant explosé en une infinité de fragments», explique Tahar, candidat d'un parti microscopique aux prochaines élections. «Rien que dans la mouvance salafiste, il y a des dizaines de visions et de pratiques qui s'entrechoquent sur du menu fretin métaphysique. Dans ce camp, il y a plus de cacophonie délirante que de propos sérieux et rationnels.» Et que dire alors sur des partis dits modérés à l'image du MSP? «Bof, répond-il, ils font de la politique politicienne à l'instar du reste du cheptel.» Quoi qu'il en soit, comparée à ce qu'elle était dans les années 1980, la galaxie islamiste semble aujourd'hui atomisée et éparpillée. Et même si les apparences peuvent suggérer le contraire, son influence sur la population va en diminuant. Ses performances électorales lors des derniers scrutins confirment largement ce constat. Il lui reste à «espérer un tremblement de terre pour culpabiliser les esprits faibles et leur faire croire qu'ils sont le seul rempart contre la colère de Dieu», ironise cyniquement Belkacem un vieux militant du RCD et laïc endurci.