«Chikh bla chikh lou aâmar djebhou khali» dit un vers tiré de la qacida Ya dif ellah. Sur les doigts d'une seule main, pas deux, se compte ce qu'aujourd'hui on appelle communément, et souvent à raison, les maîtres de la chanson chaâbie. Est-ce au déclin des années d'or de cet art musical que nous assistons depuis ces dernières années? C'est là, une question qui taraude, non sans angoisse, l'esprit des mélomanes. Certes, le contraire serait mieux indiqué mais à voir de plus près l'environnement malsain et ultramercantile dans lequel cette musique populaire évolue, l'horizon ne s'y pointerait pas de sitôt comme beaucoup le souhaitent. Car si les deux périodes qui ont précédé et suivi la disparition du maître incontestable El Hadj M'Hamed El Anka ont permis l'émergence d'une pléthore d'interprètes de talent parmi lesquels l'on peut citer Boudjemaâ El Ankis, El Hachemi Guerouabi, Amar Ezzahi, Chaou...celle des années 1990 et 2000 par contre s'est révélée d'une stérilité patente. Et ce ne sont pas les instances publiques, en théorie, chargées de la préservation et de la promotion de notre patrimoine musical qui diront le contraire. Il y a l'âge... Avec l'âge, les quelques- ils sont très peu- ténors que nous avons, pour l'exemple cités plus haut, ne sont plus ce qu'ils étaient auparavant, ils n'ont plus la verve d'antan. Déçus par la déconfiture de la scène artistique et particulièrement par le peu d'intérêt accordé par les pouvoirs publics à cette musique, ces derniers donnent, depuis, l'impression de ne plus s'emballer pour la promotion et la mise en valeur du chaâbi comme ce fut le cas dans les années 60 et 70 où foisonnaient les festivals du chaâbi tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays. Le septuagénaire Boudjemaâ El Ankis ne peut évidemment tenir la corde très longtemps ni même d'ailleurs Amar Ezzahi qui sort, lui, d'une maladie l'ayant mis hors d'état de chanter durant toute une année. Si celui-ci continue actuellement d'animer ici et là des fêtes familiales, Amimar, comme ses mélomanes aiment bien le surnommer, n'a plus la même ardeur qui a fait de lui l'une des icônes du chaâbi. El Hachemi Guerouabi n'a pas, non plus échappé à cette fatalité mais marque fort heureusement un retour sur scène époustouflant. Au même titre d'ailleurs qu'Amar Lachab qui, après une absence qui aura duré une trentaine d'années, revient en grande pompe au bonheur de ses fans qui ont envahi à deux reprises la salle El Mougar d'Alger où il avait donné, il y a plus d'un mois, des récitals de haute facture. Finie donc l'époque qui a vu ces illustres artistes faire autorité et régner sans partage sur un monde caractérisé par une concurrence rude. Le coeur n'y est plus pour beaucoup. La scène musicale s'est transformée en un vaste bazar où seul comptent le succès immédiat et le gain rapide au détriment, hélas, de l'art. Les temps ont bien changé et rien n'indique, en ce moment et en dépit de l'apparition sporadique de certains chanteurs à l'instar de Abdellah Guettaf, l'émergence d'une autre génération de talent comme celle des «sixties» Formation désuète «Chikh bla chikh lou aâmar djebhou khali» (le maître sans maître ne vaut pas grand-chose) dit un vers tiré de la qacida Ya dif ellah. Si les autorités chargées de la promotion culturelle sont incapables de remettre de l'ordre dans la maison chaâbie et de faire, par voie de conséquence, de la pérennisation de ce genre populaire une priorité absolue, les chouyoukhs, eux, comme Guerouabi, Boudjemaâ ou Ezzahi... n'ont pas fait grand-chose, sinon très peu pour le jaillissement de nouveaux jeunes talents. Eux, qui ont fréquenté les bancs du prestigieux conservatoire d'Alger et appris les préceptes de la musique populaire sous l'égide de grands maîtres comme El Hadj El Anka et bien d'autres artistes aussi chevronnés. Il serait tout à fait heureux de voir El Hachemi Guerouabi ou Amar Ezzahi par exemple, fréquenter les classes du conservatoire ou bien d'autres instituts de formation pour apprendre le ba-ba du chaâbi aux jeunes élèves. Hélas, ce n'est pas le cas. Par égoïsme, par oisiveté ou peut-être par incompétence, disons-le quitte à enfreindre les tabous qui ont la peau si dure, ces quelques artistes n'ont pas gagné, comme il se doit, leurs lettres de noblesse. A tort ou à raison, chacun d'eux porte une part de responsabilité dans le marasme actuel. De leur côté, les écoles, les instituts, les associations de musique ou, dans une plus large mesure, les institutions publiques, les choses ne sont pas plus reluisantes. La décennie noire des années 90 et l'abandon par l'Etat de la chose culturelle ont plongé ces centres de formation dans des situations financières et pédagogiques extrêmement difficiles rendant leur fonctionnement, parfois, hypothétique. Il n'y a presque plus d'encadrement, plus d'investissement, plus d'intérêt, les jeunes talents sur lesquels devait se focaliser l'attention publique se trouvent depuis à la croisée des chemins. En dépit des efforts et l'abnégation de certains artistes professeurs tel le chanteur Abdelkader Chercham qui se bat contre vents et marées pour redorer le blason de la section chaâbie du conservatoire d'Alger et à qui nous devons rendre un grand hommage, aucune autre école ne fait dans la formation des nouveaux talents. La plupart des chanteurs qui ont, peu ou prou, gravi quelques échelons de la réussite doivent leur succès à leurs seuls efforts personnels. Aujourd'hui, le problème est ainsi posé. De peur donc de voir disparaître toute une vague qui a enchanté l'Algérie des décennies durant, sans qu'une autre n'assure le relais, les autorités publiques sont appelées à revoir de fond en comble leur politique. La préservation de l'image de marque de la musique chaâbie passe inexorablement par la réhabilitation des écoles et des centres de formation à travers tout le pays. C'est la seule issue possible apte à exploiter une jeune élite qui ne demande que l'attention des pouvoirs publics. Quant à leurs aïeuls...ils peuvent bien attendre. Les beaux jours ne sont pas pour demain.