L'abjection de la «bavure» et du méfait Beaucoup ont analysé le colonialisme comme phénomène et comme passion des puissances industrielles: la perturbation qu'il entraîne dans les pays soumis à son autorité témoigne de la validité du combat mené contre lui. Ses moyens et ses fins, qu'il s'agisse d'espace stratégique ou de réserve économique, sont si dépendants entre eux qu'ils ne laissent point place à la démonstration, même morale, par laquelle on voudrait le justifier. Sa mainmise naturelle et les menées actives ou subversives qu'il occasionne sur le terrain lui boucheront tout avenir. La précarité de son assise le condamne d'avance. Cela est si vrai que le colonialisme relève des particularités d'époque, auxquelles on accorde et accole étiquette et érudition. Par ailleurs, aucune opinion libérale n'a pu, historiquement, s'imposer pour conduire la puissance coloniale à des solutions moyennes qui auraient, prises à temps, sauvegarder l'intégrité d'un peuple et lui tracer les voies de son émancipation future dans l'amitié et la paix. On dit que la France est très oublieuse, mais l'Algérie qui ne l'est pas moins, n'a jamais pu oublier l'extrême brutalité de la répression de 1945: Sétif, Guelma, Chevreul, etc., sont restés gravés sur son front comme l'empreinte légionnaire sur les gorges de Kherrata. La leçon de Mai 1945 (jour de la défaite du nazisme) fut la marque de sang qui ne pouvait s'effacer sans honte, parce qu'il n'y eut pas seulement 100 morts européens, mais bien le commencement d'un drame qui couvait longtemps avant et qui débouchait sur la vaste lande de la terreur et de la violence. Durant toute l'occupation, l'impunité était assurée autant que la récompense quelles que fussent l'ampleur et l'abjection de la «bavure» et du méfait. Nos dizaines de milliers de morts, nos souffrances méconnues, nos sacrifices insultés, nos espoirs déçus, tout cela n'appelait de notre part aucune compassion, mais l'acceptation, sans désespoir, d'une règle de jeu sévère et sinistre. Quand le gant fut jeté en 1954, nous nous attendions aux pires atrocités, à des 1945 plus nombreux, plus cruels et plus déments. Nous étions aussi convaincus que même la violence - violente - qui allait s'abattre sur nous, n'aurait pour elle qu'un silence momentané et qu'une limite logique au-delà de quoi elle ne serait plus payante et risquerait d'inverser les effets escomptés. Le masque humain qui recouvrait la face du colonialisme, la guerre faite au peuple algérien devenait de plus en plus précise et ses implications, de tous ordres, logiques. Mais, outre que les brutalités répressives ramèneront à la lumière le visage véritable de la domination, on ne craint plus d'appeler pudiquement aujourd'hui nous avoir civilisé durant la longue occupation coloniale. D'ailleurs, qu'il s'agisse de sévices, d'enlèvements, de camps de regroupement, tout le chaos de la guerre a été commenté en français et dans toutes les langues de l'univers. En dépit des justifications ou des «preuves» qu'on veut bien nous avancer aujourd'hui pour faire valoir une thèse, probablement de tactique ou bien même morale sur les «bienfaits» de la colonisation, celle-ci semble dérisoire quand elle laisse percer chez ceux-là mêmes, une méconnaissance profonde de l'Algérie, de sa lutte révolutionnaire et patriotique et des espoirs qui l'ont animée durant la longue occupation coloniale.