Ils ont aujourd'hui 30, 40 ans et plus. Ils étaient en 1992 entre 12.000 et 15.000 à être entassés dans les camps du Sud que les autorités de l'époque désignaient par le qualificatif de «centres de sécurité». Eloignés des centres urbains pour résorber les zones de tension, ils avaient été « hébergés » à la hâte dans de grandes prisons à ciel ouvert à Bordj Lahmar, à Adrar, à Reggane, à Oued Namous, à In M'guel, à Tamanrasset. Certains furent retenus dans ces camps six mois, une année, beaucoup quittèrent les centres au bout de deux ans, mais il en existe qui ont passé quasiment quatre années, de février 1992 à décembre 1995, date de la fermeture de la quasi-totalité des centres de sécurité. La détention en plein désert et dans des conditions climatiques extrêmes (on passe à 40° le jour, à -5° la nuit dans certaines zones sahariennes) ont fait se radicaliser les plus modérés. «Les rafles policières ont ciblé les jeunes à l'aveuglette, il y avait parmi nous les islamistes, les repris de justice, les supporters d'équipes de football et même des jeunes qui n'ont rien à voir avec la politique», se souvient encore aujourd'hui un ancien détenu. La fin de la détention a été l'épisode le plus pénible de cette péripétie du Sud. Beaucoup de jeunes avaient fait connaissance dans les camps et ont radicalisé leurs positions: ceux-ci rejoindront sans se retourner les maquis de l'insurrection et les zones de la guérilla urbaine à Alger, Constantine et Oran. Mais, beaucoup de jeunes choisissent la voie de la sagesse et préfèrent rentrer chez eux. Commence, alors, pour eux, le parcours du combattant. Leurs employeurs ne veulent plus les reprendre: ils ont été classés dans le chapitre «abandon de poste», «absence injustifiée» ou encore «radié des effectifs». Un dernier souci: prendre attache avec les autorités civiles ou militaires et demander un document qui stipulerait que les agents licenciés, dans le cadre des rafles policières de février 1992, étaient bel et bien au Sud algérien entre telle et telle date. Mais aucun organisme ne répond à cette demande, et les années passées dans les camps du Sud restent autant de blancs dans leur vie, et qu'ils ne peuvent ni effacer ni remplir. «Ce sont des années passées à regarder le ciel, a écouter les fourmis sous la pierre et à compter les jours qui passent et repassent, semblables les uns aux autres, et que rien ne vient perturber», précisent certains détenus aujourd'hui en liberté à Alger. Depuis 1997, plusieurs centaines de ces anciens détenus ont établi des contacts avec les autorités, saisi ONG et structures officielles de l'Etat, informé les missions humanitaires, mais rien n'est venu à leur secours. Ils estiment qu'ils ont été injustement arrêtés, conduits dans les camps de détention et gardés prisonniers pendant de longues années sans être ni jugés ni incriminés dans quelque délit que ce fût, puis, subrepticement, relâchés, donc innocentés, mais sans qu'aucun document ne leur ait été remis. «Si nous avions fait le moindre acte de malveillance, on nous aurait jugés et signifiés le grief, puis l'inculpation. Mais il n'y a rien de tout cela, du moins pour ce qui nous concerne. Les rafles effectuées en février 1992 nous ont menés au Sud, puis un beau jour nous sommes relâchés et remis à nos familles, comme si les années passées en prison n'avaient jamais existé», s'indigne le collectif des anciens détenus, qui précise: «Nous avons passé des années entières dans des zones de forte radioactivité. Tout le monde sait que la France a amélioré et perfectionné ses essais nucléaires dans ces zones très affectées par les substances chimiques les plus toxiques qui soient, et Dieu seul sait jusqu'à quel point nous sommes contaminés.» Dans une pétition qui regroupe plusieurs centaines de signataires, les anciens détenus interpellent directement le président de la République, et demandent, en six points, qu'ils soient rétablis dans leurs droits: leur réhabilitation morale en tant que victimes, injustement incarcérés, retenus dans des camps sans être jugés et relâchés sans être rétablis dans leurs anciennes situations. Le dédommagement des familles dont les enfants ont décédé dans les camps avant, ou immédiatement après leur libération, suite à des maladies contractées au Sahara. La prise en charge des malades et des handicapés. Le dédommagement matériel en contrepartie des années passées dans les camps. La réintégration des travailleurs licenciés et l'assainissement des contentieux qui subsistent encore dans les dossiers administratifs. «Nous avons été ravis d'apprendre qu'une charte doit être votée et qui rendrait à chacun ses droits. Cependant, nous avons lu la charte après publication et nous n'avons trouvé notre place nulle part. Est-ce un oubli? Une omission? En tout cas, nous attirons l'attention du président de la République sur cette injustice qui nous a été infligée il y a treize ans...» La réconciliation nationale est un virage qu'ils essayent de ne pas rater: «Ecoutez, la tragédie nationale, nous avons été les premiers à en faire les frais, et ce, dès février 1992, mais nous espérons que la réconciliation trouvera avec nous une marche pour aboutir à une vraie paix.» Laconique, mais tout est dit dans la formule. Ils sont entre 2000 et 4000 à exiger leurs droits à travers tout le pays, et quelque 600 pour la seule région d'Alger. Le cycle de la violence engagé par la confrontation pouvoir-islamistes avait franchi le point de non-retour lors des grandes rafles policières qui avaient ciblé les sympathisants de l'ex-FIS en février 1992. Tout élément ressemblant de près ou de loin à l'islamiste pro-FIS est embarqué. Au 18 février 1992, on comptait déjà 5000 arrestations. Au 22 février, on estimait à 15.000 ces arrestations, bien qu'officiellement, aucune statistique n'avait été rendue publique. Le seul camp de Reggane regroupait, le 20 mars 1992, 2996 islamistes et sympathisants. Ces méga-regroupements avaient eu l'effet contraire, celui de permettre aux islamistes les plus radicaux venus des quatre coins du pays de se connaître. Ainsi étaient nés les premiers noyaux de la future guérilla en ville. Le 31 mars 1992, les autorités libèrent 400 déportés des camps du Sud, dont un certain Djamel Zitouni, qui accédera à l'émirat du GIA en septembre 1994. Mais pour les plus politiques, les modérés et les autres, ce fut un calvaire inutile. Une fois chez eux, en fin 1995, allait commencer un avenir... sans issue.