«J'ai senti, depuis ma première conscience, que j'ai toujours été étranger au milieu dans lequel je me trouvais.» La vie et l'oeuvre de l'intellectuel palestino-américain, Edward Saïd, était au centre des débats, vendredi dernier, dans le cadre des activités qui se déroulent en marge de la dixième édition du Salon international du livre d'Alger (SILA). Trois personnalités se sont mises de la partie pour parler de la vie et de l'oeuvre de celui qui fut, tout au long de sa vie, un indomptable et incorrigible rebelle. Etienne Balibar, professeur en philosophie politique à l'université de Nanterre, Amina Bekkat, enseignante de littérature africaine à l'université de Blida et Smaïl Abdoun, poète et enseignant de lettres françaises à l'université d'Alger, ont mis en évidence l'analyse des fondements de ces ouvrages, dont son livre Culte sur l'orientalisme (1978), dans lequel il dénonce, sans ambages, les préjugés mais surtout «la fabrication de l'image de l'autre par certains milieux de l'Occident savant qui tend à naturaliser les différences entre les êtres humains», chose, écrit-il, qui pourrait provoquer «des réactions tendant à revendiquer ces différences» . D'ailleurs, la vie d'Edward Saïd elle-même, qui est constituée de différences, demeurera un prototype de la nécessité criante de vivre avec l'autre tout en acceptant ses différences. Voici en fait les caractères, quelque peu particuliers de cet intellectuel: il est né d'une mère palestinienne protestante et d'un père palestinien catholique. Il est palestino-américain. Mieux, il plaide avec ferveur pour un Etat binational plutôt que pour un Etat palestinien. A propos de ces «contradictions», il disait: «J'ai senti, depuis ma première conscience, que j'ai toujours été étranger au milieu dans lequel je me trouvais. Je veux dire par là que j'étais en Egypte, sans être Egyptien; arabe, mais pas musulman; chrétien, mais protestant et non pas chrétien orthodoxe; anglophone, sans être anglais; américain sans être jamais allé en Amérique». Dans Critiques littéraires, ou encore dans ses écrits journalistiques dans notamment les journaux, tel le mensuel Le monde diplomatique et le quotidien égyptien El-Ahram, les animateurs de cette conférence-débat font ressortir la profondeur de la pensée de cet intellectuel «engagé et autonome à la fois», un intellectuel et penseur de notoriété, à l'image d'un Albert Camus, d'un Jean-Paul Sartre ou d'un Gramsci. Ce dénonciateur «du fantasme orientaliste» et «inventeur» des études postcoloniales pour «soustraire la vérité aux tabous sur le passé colonial», est aussi, selon les intervenants, un grand pianiste dont l'oeuvre autobiographique explique la sensibilité et les blessures lors de son enfance par «la perte d'une patrie». Natif de Jérusalem, en 1935, il sera chassé de sa terre avec ses parents en 1945 par l'occupant et s'installera en Egypte puis plus tard aux Etats-Unis où il enseignera à l'université de Columbia la littérature comparée, d'où il faillit être renvoyé suite à la publication d'une photo le montrant une pierre à la main aux côtés des enfants de l'Intifada palestinienne. En outre, ce brillant intellectuel fonctionnait comme un électron libre. Jamais il n'a courbé l'échine ni s'est prosterné devant qui que ce soit. Ses idées révolutionnaires l'ont poussé (avec le poète palestinien Mahmoud Darwiche) jusqu'à s'opposer farouchement au processus de paix enclenché par les accords d'Oslo de 1993. A l'époque, nul ne lui prêtait oreille. De par ses positions, il était même perçu comme trouble-fête. Néanmoins, le temps a fini par lui donner raison car ce processus de paix a essuyé un échec cuisant. Reconnu critique littéraire de renommée internationale et sommité en sociologie et philosophie politiques, Edward Saïd, mort le 25 septembre 2003, est aussi un grand militant et «défenseur intraitable» des droits du peuple palestinien. C'est en 1975 qu'il écrira «Commencements» , sa réponse à la guerre des 6 jours en 1967, relève-t-on. Il restera, estime-t-on, aux yeux des ses admirateurs, «l'humaniste qui s'est battu contre tous les racismes aux conséquences dangereuses». Ainsi, de par cette conférence-débat, les intervenants ont tenu à rendre un vibrant hommage à cette personnalité qui demeurera cet éternel étendard de la contestation.