Anecdotes, nostalgie des défunts parents et de l'enfance se succèdent sans cesse dans leurs récits envoûtants. Ils sont là, témoins d'un Ramadan dont les jours s'égrènent lentement. Ils sont assis seuls ou par groupes sur les bancs publics des rares jardins de la ville, presque collés les uns aux autres, comme pour atténuer la légère fraîcheur qui embaume avec bonheur ces premiers jours de Ramadan. Ils, ce sont les retraités, nouveaux comme anciens, qui ne savent comment tromper l'attente de la rupture du jeûne si ce n'est de se rencontrer entre eux pour se lancer dans d'interminables laïus sur la «création ou la fin du monde». Anecdotes, nostalgie des défunts parents et de l'enfance se succèdent sans cesse dans leurs récits envoûtants. Il est vrai qu'aucune structure de loisir ou de lecture, aucun lieu spécifique de rencontre et encore moins une esquisse d'un programme culturel intéressant pour eux. Rien, absolument rien, n'est conçu pour cette frange de la société quelque peu marginalisée, mise au rebus pour nombre d'entre eux. Celle-ci a quitté, sur la pointe des pieds, le monde du travail, en un mot, le monde de la jeunesse, regrettent certains avec une amertume mal contenue. Entre pêche...et péché Les uns précocement alléchés en ces temps difficiles par une prime salariale de départ parfois consistante qui leur a fait miroiter moult rêves et projets, les autres surpris par l'âge alors qu'ils étaient travailleurs et encore utiles, mais hélas non «rentables», économiquement parlant. D'aucuns, se sentant à l'orée de leur rappel vers Dieu, ont su se réfugier dans la religion, passant le plus clair de leur temps dans les mosquées en quête d'un savoir religieux plus approfondi en ce mois de piété et tenter, pour quelques-uns d'entre eux, de « rattraper » les temps d'errance d'une jeunesse passée dans l'insouciance religieuse. Les autres, souvent plus robustes physiquement, errent sans but précis dans les rues et boulevards de la capitale qui les a vu grandir, ou naître pour certains. Ces rues, qu'ils connaissent si bien, n'ont plus aucun secret à leur livrer, eux qui savent pourtant lire les souvenirs accrochés aux murs sales de la ville, une ville qui les a écoutés vivre et qui les voit partir en silence. D'autres déambulent dans les marchés. Tôt dans la journée, ils n'hésitent pas à s'engouffrer allègrement dans les marchés avec une certaine assurance prêtée aux sexagénaires et septuagénaires, se mêlant à la foule, s'arrêtant souvent pour observer, rire sous cape, une scène insolite ou simplement qui perturbe leur mode de vie d'antan. Les bras croisés derrière le dos, un sourire narquois au coin des lèvres, hochant «négativement» la tête ornée d'un couvre-chef, généralement blanc et pointu vers le haut, avec souvent un keffi jeté avec un art négligé sur les épaules, pour condamner les excès supposés d'une jeunesse croquant la vie à pleines dents, gesticulant, courant, criant, s'interpellant, riant...à la vie, qui elle, ne semble jamais se lasser d'eux. Beaucoup ont la chance d'aimer et de pratiquer la pêche à la ligne. On les voit le long des boulevards de front de mer à l'ouest d'Alger ou sur des sites de pêche, qu'eux seuls connaissent, situés à l'est de la ville. Ceux-là semblent faire corps avec leur situation. Généralement solitaires ou parfois en duo, ils «s'oublient» dans cette activité pleine de rêves, parfois durant toute la journée, pour ne rentrer qu'à une heure proche du «ftour», engourdis par une fatigue saine, et satisfaits selon que la pêche eut été bonne ou non. Quelques-uns, moins nombreux mais plus fortunés, se lancent en automobile dans d'interminables virées vers les hauteurs d'Alger et la plaine de la Mitidja, souvent en direction de Boufarik, la «Mecque de la z'labia». Des « mordus » de la politique Une fois gravies les belles collines qui enserrent et étouffent Alger, le chemin est des plus charmants et surtout verdoyants en cette fin d'été et à l'aube d'un automne auguré avec bonheur par quelques pluies venues rafraîchir une atmosphère alourdie par la longue période d'un été chaud. De cette ville, ils ramèneront plus qu'il n'en faut de gâteaux au miel, notamment, bien sûr, cette fameuse «z'1abia» confectionnée avec de la semoule, sans oublier des pains de toutes sortes façonnés avec mille et une farines diverses d'orge et de blé, rivalisant de formes, de goût et aussi de prix. Ils sont cédés à même les étals de marché ou de fortune et aussi dans les boutiques émergeant de tous les coins de la ville en ce mois de jeûne béni. Les conversations qui meublent les longs moments d'attente du «ftour» se ressemblent pour tous les pans de la société des retraités, riches ou pauvres, instruits ou à peine lettrés ou illettrés. Elles gravitent, pour la plupart, autour du jeûne, de sa rupture, des soirées qui l'accompagnent, de la cherté de la vie, de l'éducation actuelle des enfants, des valeurs des aïeux, des moeurs qui changent, des gloires du passé...sans manquer de disserter sur le montant bas de la pension de retraite qui a accusé un retard ou n'a pas été versée à la veuve d'un retraité ami qui les a quittés il y a peu de temps...Aujourd'hui, cependant, le thème de la réconciliation nationale constitue l'essentiel des échanges. La chartre est «décortiquée» comme seuls nos aînés savent le faire. Ils restent suspendus à toutes ces lèvres meurtries par le temps, plissées par le froid et la chaleur, mais humides d'espoir et avides de paix. L'on rêve sur les heureux moments de jadis, qui seront de retour sous peu. On évoque volontairement certains souvenirs agréables passés, dodelinant de la tête, sans interrompre un audible soupir de regrets suivi d'une profonde satisfaction couronnée d'un sincère «Elhamdoullah» qui gracie la venue du pardon et d'une paix tant attendue. A ce stade, les historiettes n'en finissent pas. Le moindre détail d'une scène vécue ces dernières années, d'un témoignage d'un ami ou voisin, d'une émission télévisée, d'une réaction venue d'un pays frère ou ami...après le référendum pour la réconciliation, enfin tout est filtré, tout est débattu et remué, chaque détail est important pour eux et méticuleusement disséqué. Tout un chacun devient à cette occasion un analyste politique pour la circonstance, chacun montre sa perspicacité, étale son savoir et son sens «aigu» de la politique...mais tout le monde exprime avec sincérité sa satisfaction après le référendum, tout en se félicitant à l'avance des jours paisibles qui vont suivre.