Son intervention était fort attendue. C'est que Abdeslam Bouchouareb, (membre du bureau national du RND et directeur de cabinet de son secrétaire général) avait fait tache d'huile lors de la précédente édition du symposium (2004) lorsqu'il avait déclaré que « l'on peut affirmer que seul l'investissement dans les ressources humaines et le savoir, peut contribuer à sortir nos sociétés de l'état de sous-développement et les ériger en sociétés participant à la production du développement et des progrès sociaux((...). Il faudra alors que s'instaure le débat sur le financement et les capacités ainsi que les infrastructures des pays du sud qui ne peuvent à eux seuls, combler leurs retards technique et technologique sans faire appel à une véritable solidarité internationale. Bouchouareb aura provoqué de longues et violentes diatribes en s'interrogeant ainsi: «Nous voulons seulement questionner: Peut-on demander aux pays du sud de faire table rase de leur douloureuse histoire trop souvent faite de colonisation, de traite des esclaves, de répression, d'exploitation de ses richesses, de ses populations, mais également de destruction des tissus socioéconomiques et culturels? La logique infernale de l'enrichissement des plus riches et de l'appauvrissement des plus pauvres n'en finit pas de faire perdre de vue deux mondes qui se tournent le dos». Une nouvelle fois, M.Bouchouareb est à l'origine de nombreuses interventions formulées par les participants qui abondent dans le même sens que lui. Il a bien voulu nous en entretenir. L'Expression: Quelle est la vision du RND que vous venez d'exposer en ce qui concerne le rôle de l'Etat au 21e siècle? Abdeslam Bouchouareb: La mondialisation est une réalité qui s'impose chaque jour davantage. Et les Etats s'adaptent de plus en plus à cette ouverture du monde. Aujourd'hui, les produits sont fabriqués dans des structures supranationales qui obéissent à des règles supranationales et qui échappent de plus en plus aux règles internes qui régissent le fonctionnement des Etats. Une mutation importante nous oblige à réfléchir à la meilleure façon de réformer l'Etat pour pouvoir demeurer le moteur du développement: Si hier le citoyen s'identifiait à l'Etat qui était la source de la création des richesses, qui était le garant de l'éducation et de la santé, aujourd'hui, cette identification n'est plus justifiée du moment que cet Etat arrive difficilement à assurer ses missions; aujourd'hui ce citoyen s'identifie à celui qui lui assure le revenu c'est-à-dire l'entreprise, laquelle échappe de plus en plus au contrôle national. Jusqu'à une récente période, l'Etat-nation était au coeur des décisions et des grands choix stratégiques. Il est donc un acteur qui par les choix, sa politique, son engagement a poussé lui-même vers une mondialisation qui se réalise aujourd'hui à ses dépens. Quelle est notre capacité à trouver un équilibre pour que l'Etat continue à être la colonne vertébrale du développement sans être absorbé par la mondialisation. C'était l'interrogation primordiale des experts présents à ce symposium. La force de l'Etat résidait dans ses capacités à créer des richesses, à les redistribuer, d'assumer l'éducation, la protection sociale, la santé. Ces missions, il est de plus en plus difficile à l'Etat de les assumer du fait de l'intervention grandissante des entreprises supranationales. En Algérie, la réflexion a déjà été entamée puisque la réforme des missions des institutions de l'Etat est déjà à l'ordre du jour. Même que la réforme est en voie de finalisation. Si nous ne désirons pas subir le Nouveau Monde, nous devons nous y adapter et trouver les meilleures formules pour y être acteur. L'observation faite par le RND est que l'Etat-nation se trouve donc fortement amoindri dans sa dynamique par les influences exogènes et les défis internes nés des demandes sociales et de l'accroissement des revendications internes. Ces dernières dépassent le seuil classique du travail, de la santé, du logement et de l'enseignement. Elles concernent des revendications liées à la citoyenneté, c'est-à-dire, des droits politiques et civils. Une autre donnée problématique: aujourd'hui nous vivons dans un monde où la reconfiguration politique impose, au-delà de la légalité, un surcroît de légitimité. C'est la refondation même du fonctionnement politique qui s'impose. Nous allons vers des systèmes de démocratie plus ouverts qu'ils ne l'étaient avant la mondialisation. Ces transformations des rapports de l'Etat à la mondialisation ont créé une situation nouvelle qui met l'Etat-nation ainsi que son pouvoir décisionnel dans une position d'otage des forces économique et politique extérieures. Ceci diminue les capacités de réaction de l'Etat. Comment donc l'Etat peut-il se conforter en cette phase de mondialisation effrénée? De nombreux analystes politiques persistent à considérer que l'Etat-nation demeure l'espace de création de richesses et la source de législation et d'encadrement économique et social alors qu'ils sont de plus en plus le produit de facteurs exogènes. Il est illusoire de penser que la prospérité économique et le progrès social atteints sont le fait des Etat-nations seulement, mais le fruit de politiques internes exécutées sous l'influence croissante d'organisations politiques et économiques internationales. Si telle est la relation dialectique entre l'Etat et la mondialisation au niveau intellectuel, l'acte de changement provient de la consécration de la citoyenneté comme valeur humaine fondée sur l'équation du droit et du devoir. Il est en effet impossible de concevoir la viabilité d'un changement positif et pacifique en dehors du concept de la citoyenneté. La meilleure définition de cette dernière est peut-être celle fournie par un penseur qui a affirmé que la citoyenneté est la tentative de personnes ordinaires d'imposer l'ordre au chaos. Les citoyens sont de fait, des membres de sociétés déterminées par une culture, une identité, une spécificité, une histoire, des sociétés dans lesquelles ils se reconnaissent. De là naît le sentiment de solidarité citoyenne. L'élément culturel demeure le plus important critère de la pratique du comportement citoyen et il n'empêche pas, ainsi que le soulignent certains théoriciens de la citoyenneté, que certaines sociétés contemporaines ont des spécificités culturelles qui s'opposent parfois aux règles dites mondiales. Cela peut entraîner des significations différenciées parfois propres à un pays ou un groupe de pays; on parle alors d'exemption culturelle. La volonté d'imposer une application forcée des valeurs de la mondialisation peut susciter des réactions de rejet et de crispation dont les effets seront néfastes sur les relations entre les nations. Les craintes, rappelez-vous, se sont d'ailleurs fortement exprimées après l'annonce par les Etats-Unis du projet du Grand Moyen-Orient et d'Afrique du Nord fondé sur la nécessité de mener des réformes profondes dans les structures sociale, culturelle et politique. Le projet U.S a suscité la réserve des uns, tandis que d'autres y ont vu un moyen pour une amélioration de l'efficience des institutions et de l'Etat et une garantie d'un développement durable. Cela nous amène au constat qu'il existe des différences en termes de droit d'un pays à un autre et d'une nation à une autre. Les expériences humaines sont différentes en matière d'adoption de ces droits et en fonction de leur capacité à les intégrer, à les promouvoir ou à y renoncer. Il reste qu'il existe des droits essentiels, comme le droit à la sécurité et à la paix, le droit au développement. Ce sont les droits les plus pressants. Les autres droits en dépendent d'une façon quasi-mécanique. Si le souci de l'Occident est d'ordre sécuritaire, celui du Sud demeure centré sur le développement. Les deux questions sont, à l'expérience, intimement liées. Si le Sud -et l'Afrique en est une illustration parfaite - bénéficiait d'un réel soutien pour le développement, le phénomène de l'immigration clandestine n'aurait pas cette ampleur et on n'aurait pas connu ces drames entre les deux Rives. Le Sud ne peut se passer de la puissance économique du Nord. Mais la persistance de ce décalage fait que le Nord lui-même ne peut être à l'abri de troubles sécuritaires. Ce déséquilibre exacerbe le sentiment du Sud de subir une situation de chantage politique et de pillage de ses ressources. Il n'est pas possible d'ignorer la réalité de la région et du dialogue entre les deux Rives de la méditerranée que ce soit dans le cadre du processus de Barcelone ou des rencontres régulières des «5+5». Les questions sensibles de sécurité et de développement qui y sont abordées en font un espace incontournable de dialogue pour parvenir à une base de consensus et d'accord. Le dialogue mené par les pays du Maghreb est un maillon important de cette équation fondée sur une vision stratégique car nul autre choix n'est possible hormis celui de la coopération et de la recherche des voies de la stabilité et de l'intérêt commun. Un fait est à souligner dans l'interaction à la mondialisation conquérante aux niveaux économique, juridique et médiatique, c'est le sentiment puissant de prévention des institutions de la société civile dans tous les continents. Des manifestations ont eu lieu à Seattle, Doha, Porto Allègre, Davos, Rome ... où les grands du monde ont mis en place les dispositifs de la mondialisation en l'absence du Sud qui en a subi les effets. Cela est la preuve de l'ampleur de ce déséquilibre dû à une injustice imposée à une grande partie du monde. Les nouvelles transformations mondiales ont montré sans l'ombre d'un doute, que l'Etat, avec ses concepts de sol, peuple, histoire et identité, pouvait être recomposé et reformulé. L'Etat national ne constitue pas seulement une simple entité subissant les effets des vents de la mondialisation, il est lui même partie prenante de l'espace global de cette dernière. Il est sans doute, une image réduite d'une mondialisation plus vaste.