«Nous vivons dans une société amorale. Ce qui m'intéresse ce sont les victimes.» Réalisateur, scénariste, producteur mais aussi acteur, naturalisé français, Constantin Costa Gavras (Konstantinos Gavras), est né à Athènes le 13 février 1933, dans une famille d'origine russe. Il s'installe à Paris en 1951 et obtient la nationalité française en 1968. Il suit des études de lettres à la Sorbonne avant d'intégrer l'Idhec. A la fin des années cinquante, il devient assistant d'Henri Verneuil (Un singe en hiver), René Clément (Le jour et l'heure), Jacques Demy (La baie des anges), et Jean Becker (Echappement libre). Son premier film Compartiment tueur remporte un grand succès en 1965. Il enchaîne plus discrètement avec Un homme de trop (1967) mais triomphe avec Z en 1969, qui remporte deux prix à Cannes et deux Oscars. Ce film ouvre une trilogie politique qui comprend également l'Aveu (1971) et Etat de siège (1973). La grande majorité des films de Costa Gavras sont inspirés de faits réels qui mettent en scène des individus noyés par l'histoire. En fait, le scénariste aime à raconter la société en s'intéressant à ses victimes. Plus d'une dizaine de films au compteur, Costa Gavras est devenu le réalisateur français engagé d'aujourd'hui. Son dernier film sorti cette année en France, Le couperet, a ouvert, hier, le Festival du film français d'Alger, à la salle El Mougar. Il y dénonce le côté amoral de la société d'aujourd'hui dans le monde qui écrase l'individu au profit de l'économie. Dans cet entretien, Costa Gavras, évoque les dérives de la mondialisation et les conséquences du chômage, donne son avis sur le cinéma algérien et évoque ses projets notamment la réalisation de films sur la guerre d'Algérie et la nécessité d'en faire plus pour regarder l'histoire avec lucidité... L'Expression: Votre dernier film Le Couperet porte sur les affres de l'économie de marché. Est-ce à dire que vous êtes intermondialiste? Costa Gavras: Le Couperet est un film de genre. C'est un conte amoral parce que je pense que nous vivons de plus en plus dans une société amorale où l'humain ne compte pas, ce qui compte est malheureusement l'économie, de plus en plus. Il faut que les gens soient rentables. C'est l'idée qui m'a amené à faire ce film. Evidemment, c'est un film de genre, ce n'est pas un film réaliste. Il y a une partie, qui arrive au personnage dans la vie, mais on ne peut pas imaginer que c'est réaliste. C'est une métaphore sur une classe qui est aujourd'hui la classe moyenne qui est de plus en plus considérée comme les ouvriers avant. On les mettait facilement à la porte. Voilà l'idée générale. D'autant plus que les décentralisations, les compressions d'entreprises et leur corollaire, le chômage sont un sujet très actuel chez vous, en France... En Europe, c'est tragique! J'ai été présenter ce film au Japon, les Japonais m'ont dit la même chose. C'est un phénomène assez nouveau chez eux, mais chez nous assez courant et tragique. Ce qui est pire, c'est que les gens qui ont du travail ont peur. Des personnes qui travaillent dans de grandes sociétés se demandent ce qui peut leur arriver... On peut dire que Costa Gavras dans la même lignée que Missing ou ses autres films, se sent dénonciateur des maux de chaque époque... Ce qui m'intéresse c'est de raconter notre société, que le cinéma soit un petit reflet de ce qui ce passe dans notre société. Enfin, c'est ce qui arrive à nous tous. Dénoncer c'est un peu facile. Ce qui m'intéresse ce sont les victimes, ce que nous sommes tous. Je pense que le rôle du cinéma en général, est d'entretenir une certaine magie mais en même temps c'est de raconter notre société. C'est ce qui m'a toujours intéressé. Il nous semble que Le Couperet ne ressemble à aucun film français... Peut-être parce que moi-même je suis quelqu'un qui est de nationalité française assez différent des autres metteurs en scène français, parce que j'ai une double culture, grecque et française. On m'a parfois reproché de ne pas être dans la mouvance de la nouvelle vague ou de ne pas faire ce type de cinéma. J'aime beaucoup à regarder ce cinéma. Il découle de la culture française, d'un base culturelle très précise et chacun fait ses films avec ce qu'il porte en lui comme blessure, comme joie ou comme haine. Je pense que la haine aussi, est un sentiment assez important pour la création, comme l'amour. C'est tout de même assez risqué d'opter pour un acteur, disons, versant généralement dans le comique, pour un rôle aussi sérieux que ce cadre supérieur déchu de son poste. Pourquoi José Garcia? D'abord, je pensais qu'il fallait quelqu'un qui soit comme tout le monde, ensuite qu'il soit un acteur qui serait mobilisé d'une manière différente de tous les acteurs, qu'il soit à contretemps par rapport à ce qu'il fait d'habitude et qu'il n'utilise pas ces avantages-là. J'étais ravi de voir qu'il a accepté tout de suite. C'était cela l'essentiel. A partir du moment où il a accepté qu'on n'allait pas faire un film comique et que ses qualités comiques n'allaient pas être utilisées et s'il y a une part d'humour dans le film, ceci devrait provenir de situations qu'il crée ou dans lesquelles il se trouve involontairement, alors cela a été très facile. En plus, il a une petite ressemblance avec Jacques Lemon, avec qui j'ai travaillé. Cela m'intéressait beaucoup. Je crois que d'une manière générale, les acteurs dits comiques s'ils acceptent de changer de registre pour aller vers des choses plus sérieuses, auront une capacité peut-être un peu plus importante que les autres acteurs parce qu'ils ont le rythme, la capacité de concentrer les choses, les émotions dans le temps et dans l'espace beaucoup plus facilement. C'est mon point de vue... Bizarrement, on s'attache à ce criminel. Nous sommes presque soulagés pour lui qu'il n'aille pas en prison. J'ai voulu que ce personnage ne soit pas aimé par le spectateur au début et peu à peu qu'il finisse par s'intéresser à lui. Car ce qui lui arrive au début est réaliste, cela peut nous arriver mais le reste n'est pas réaliste. C'est du cinéma. Il se crée une relation sympathique avec le spectateur. Tous les spectateurs avec qui j'ai discuté m'ont dit qu'ils ont eu peur qu'il se fasse arrêté. Ceci est le rôle du conte amoral. L'amoralité nous intéresse dans le sens où on veut savoir pourquoi il y a la moralité. Qu'est-ce qu'il y a derrière. Et s'il y a une moralité dans cette histoire, c'est au spectateur de la trouver. Le personnage dit dans le film: «Mon père a fait la guerre pour sauver mon pays et moi aujourd'hui, je fais la guerre pour sauver ma famille». Pendant la guerre on ne demande pas qui on tue en face. Le projet ici est de gagner la guerre sans compter sur la bonne ou la mauvaise qualité de la personne qui est en face. C'est une société qui nous pousse à la solitude, à l'individualisme, au chacun pour soi. Beaucoup de cinéastes français se penchent aujourd'hui sur la question de la guerre en Algérie. Vous-même, avez-vous des projets en se sens? Ma société de production prépare deux films autour de ce sujet. Nous sommes ici également pour cela, pour faire des repérages. Le 1er film s'appelle Mon colonel, j'ai écrit le scénario et c'est un jeune metteur en scène, Laurent Herbier, qui a été l'assistant d'Alain René qui va réaliser le film. C'est lui qui m'a proposé de l'aider pour monter ce film en Algérie. C'est l'histoire d'un jeune français qui est manipulé par un colonel intelligent, subtil et cultivé mais en même temps monstrueux qui lui fait faire des choses qu'il n'aurait pas envie de faire. Aujourd'hui, il y a des jeunes dans l'armée qui mènent une enquête pour comprendre comment cela a eu lieu. Le second film qui sera tourné dans la foulée est celui de Mehdi Charef intitulé: Cartouches Gauloises, l'histoire de sa jeunesse à l'époque de la rupture quand les Français commençaient à partir. C'est le sort de deux enfants, un Français et un Algérien face à cette rupture. Les deux films seront tournés à partir du mois de février, mars, avril en Algérie et en France. Je pense qu'il est temps de parler de la guerre d'Algérie. On n'a pas assez fait de films sur ça. C'est pour cette raison qu'il existe des crises en France telle cette espèce de loi idiote... La loi de février sur le rôle positif du colonialisme. Qu'en pensez-vous? Tout le monde est contre cette loi. Ce que je dirais n'a pas d'importance. Même Giscard d'Estaing dit qu'il faut abroger cette loi, alors! Cette loi est circonstantielle, sans aucun intérêt. C'est un peu triste, cette loi. Le seul intérêt des députés qui semblent faire voter cette loi, pour convaincre l'électorat, un certain pied-noir de voter pour eux. Mais passons... Je pense qu'il faut parler de la Guerre d'Algérie avec lucidité, sans haine. Il faut essayer de comprendre et montrer à la nouvelle génération qu'il y a eu une guerre absurde, ridicule et qu'aujourd'hui les Algériens avec les Français doivent trouver un moyen pour s'entendre mieux qu'ils le font actuellement, pour sortir d'abord du racisme qui existe en France, des haines inutiles etc. Aussi, on retrouve ce parallèle entre présent et passé dans le film Mon colonel, ce qui est intéressant à noter. Monsieur Costa Gavras, n'en n'avez-vous pas assez qu'on vous attribue cette étiquette de scénariste politique ou engagé? Nous faisons des oeuvres qui sont vues par des milliers sinon par des millions de personnes. Nous avons un engagement et des responsabilités. Les étiquettes ne m'intéressent pas. Ce qui m'intéresse, c'est ce que j'ai envie de faire et ce qui me fait plaisir de faire. Parler des sujets qui parlent du monde comme je les vois. Le cinéaste donne son point de vue. Quel regard portez-vous sur le cinéma algérien aujourd'hui? Ma référence du cinéma algérien est que quand je suis venu ici dans les années 60, 70 il y avait un cinéma. Aussitôt après l'indépendance, le gouvernement d'alors avait décidé qu'il y aurait un cinéma algérien, et il y a eu un cinéma algérien. Et puis, pendant les années qui ont suivi, le cinéma algérien a périclité. Il y a beaucoup moins d'oeuvres. Aujourd'hui, il y a très peu d'oeuvres. J'ai eu l'occasion quand je suis venu l'été dernier parler de ce film avec les autorités et notamment j'ai vu aussi le président Bouteflika, lors d'une réunion avec les cinéastes algériens, j'ai aussi senti chez lui la volonté de faire renaître le cinéma algérien, à commencer par les salles. Il a parlé très ouvertement de cela. Je pense que le cinéma dans ce pays ne peut pas exister sans l'aide de l'Etat, sans une volonté politique ferme et solide, pour avoir un cinéma national. Parallèlement, je crois que chaque pays doit avoir son cinéma pour pouvoir se regarder dans ses images, au lieu de se regarder dans les images des autres, notamment les images américaines qui sont de plus en plus nombreuses.O. H.