La réalisatrice (au milieu) entourée de ses belles comédiennes Pas besoin de fouiller dans les poches de sa mémoire pour s'y retrouver dans «Papicha», premier film de Mounia Meddour. L'argument est tissé de ces sensations amères que l'on éprouve au lendemain d'une défaite, de la pensée, face à la force des armes. Oui, la cinéaste algérienne a puisé dans ses souvenirs de jeune étudiante, traversant les années 90, à la manière d'un Gavroche qui essaie de passer entre les gouttes de pluie, pour ne pas se mouiller. Sauf qu'à Alger, en Algérie, la pluie était, alors de sang et ses tâches indélébiles... Une histoire portée deux décennies durant, développée pendant cinq années, tournée en cinq semaines pour, enfin, atterrir à Cannes, en Sélection officielle (Un Certain Regard) et faire se lever un public, encore secoué, qui prolongea l'ovation (une dizaine de minutes), le temps de digérer cette chronique d'une guerre menée contre des civils, contre un peuple de femmes et d'hommes, tous entrés en résistance, face à une barbarie qui opérait loin des yeux d'une communauté internationale, regardant ailleurs... Le début de la tourmente à Alger Il aura fallu un 11 septembre, pour que l'on commence à comprendre ce qui se tramait, en Algérie, à une heure de vol des côtes occidentales de la Méditerranée! La jeune cinéaste, elle, savait l'ampleur de la charge qui pesait sur ses épaules. Son talent s'est chargé du reste, de mener ce projet cinématographique, à bon port. Elle s'appuiera, pour ce faire, sur Lyna Khoudri, qui sera sa bonne... étoile, sa Nedjma, son prénom dans le film. Lyna est née avec le début de la tourmente, à Alger, en 1992 et tout comme Mounia Meddour, elle finira par quitter précipitamment le pays, devant la menace qui pesait sur leurs pères respectifs. Un journaliste pour la première, et un cinéaste pour la seconde, cibles de choix du terrorisme islamique. Patiemment, la cinéaste installera son dispositif autour d'un axe central, une cité universitaire, qui servait aussi d'hypothétique havre pour la plupart des filles qui voulaient échapper au carcan familial. Un amour impossible Nedjma, face à la montée des périls, optera, quant à elle, pour le port d'oeillères, de soie, une texture qui l'inspirera beaucoup, lorsqu'elle décide, définitivement, de suivre sa passion, la couture de mode...Mounia avance ses pions avec la patience d'une joueuse d'échecs, sa stratégie n'apparaît qu'au bout de plusieurs coups, s'offrant même le risque de faillir perdre sa pièce maîtresse, la Reine! Nedjma décide d'utiliser ce voile séculaire, le haïk, qui a eu son heure de gloire, durant la guerre de libération, puisque dans les ruelles d'Alger et de son port, aguichant, dépendait parfois le succès d'un coup de force du FLN face à la soldatesque coloniale. Nombre de femmes l'avaient porté pour dissimuler les armes qu'elles avaient sous ce tissu de soie, qu'elles revêtaient d'élégante manière. La mère de Nedjma avait veillé à lui transmettre cet héritage. Et à sa fille d'en faire, de nouveau un outil de résistance à l'agression qui se profilait à l'horizon, sous l'aspect du voile intégriste que l'on s'apprêtait à imposer à toute une société, jusque-là maintenue à l'écart de cette aliénation d'un nouveau genre. Nedjma a assisté, un jour, à l'exécution de sa soeur, journaliste, sur le pas de la maison familiale, elle connaît donc le prix de ce risque, à tenir tête à une hydre aux agissements mortifères. Elle poursuivra pourtant son chemin, forte de cette solidarité féminine que la cinéaste, construit avec beaucoup de délicatesse et d'à propos. Le film est profondément féminin à juste raison. Non sans avoir tenté d'en développer un certain aspect féministe, en essayant d'y rallier deux jeunes garçons, au gré d'idylles naissantes, qui finiront en queue de poisson: les jeunes gens, à leur façon, sont eux aussi minés de l'intérieur par le machisme ambiant, véritable refuge de classe, dans une société verrouillée par le politique et son succédané religieux. Les scènes d'explication et de rupture, même si elles sont de nature différentes, sont violentes, mais appréhendées sans manichéisme aucun. «Les garçons ont un rôle secondaire dans le film, ce qui m'intéressait c'est cette émancipation vue de l'intérieur, on est dans un microcosme féminin. L'émancipation doit venir des femmes, c'est à elles aussi d'avancer», relève la réalisatrice qui semble avoir dressé une trame à même de conduire cette histoire à travers un quotidien des plus risqués: «L'idée c'était d'avoir des personnages complexes, différents les uns des autres. On a Nedjma, tenace, forte, qui sait très bien où elle va, pourvue de cette force de vie, mais aussi de cette fragilité. Wassila, un peu fleur bleue, qui rêve d'un amour impossible. Kahina qui rêve du Canada (en vogue à cette époque-là), celui de Roch Voisine. Et Samira, un personnage très important pour moi, puisqu'il est aussi cet élément déclencheur, du défilé de mode notamment». Samira, séduite et abandonnée, à la veille de noces forcées et qui trouvera toute la solidarité nécessaire pour lui permettre d'assumer une grossesse accidentelle qui va la révéler à elle-même et aux autres. C'est elle qui donnera le coup de pouce décisif, lorsque le doute allié au découragement, semblait sur le point d'avoir raison de Nedjma. Samira deviendra enfin cette figure maternante, malgré elle. Pour moi c'est un film très rond, très féminin, dans le sens où la boucle est bouclée, qui se termine par la vie et la vie, elle, est grâce à Dieu. Samira séduite et abandonnée On n'est pas contre la religion, mais contre ceux qui l'utilisent pour faire du mal. On est contre la bêtise». Et Mounia Meddour de souligner que «c'est un film sur une femme, Nedjma, qui va se battre pour son émancipation et pour reconquérir l'espace public à sa façon et les hommes sont là pour aider ces femmes». «Papicha» montre bien cet encerclement progressif, étouffant: «Il y a une graduation de l'oppression, de la frustration.» Et puis, il y a le rôle de cette directrice de la cité universitaire, très bien composé par Nadia Kaci, toujours aussi juste, dans une prestation minimaliste qu'elle réussit à camper à l'écran, puissamment. «Pour moi le rôle de Nadia Kaci est très important, c'est en même temps celle qui comprend le désir de ces filles, mais en même temps elle est ce gardien du temple, de la rigueur. Un rôle très difficile à jouer.» Là-dessus la cinéaste aborde la question du bromure dilué «généreusement» dans les repas et dont les filles en dénoncent l'abus, dans une scène aussi cruelle qu'émouvante où la réaction de la directrice, est servie tel un revers, sec, précis et gagnant, par Nadia Kaci. On est contre la bêtise La direction d'actrices, en l'occurrence, devient alors d'un minimalisme qui frise, dans sa précision, la mécanique horlogère. C'est d'autant plus intéressant que même dans les scènes improvisées (celle, entre autres, du receveur dans son bus et son «avancez vers l'arrière») à aucun moment Meddour ne se laissera déborder. C'est là qu'on se rappelle qu'elle avait aussi affûté ses armes dans le documentaire. Reste que même cette transposition de situations entières, bien réelles à l'écran, ne lui fera pas oublier son goût pour le cinéma. Dans la scène apocalyptique finale, filmée à la bonne équidistance, elle s'offrira un ultime moment de cinéma, en filmant, à la manière d'un Mikhaïl Kalatozov («Quand passent les cigognes») cet escalier en spirale, où le terroriste était parti à la poursuite de son gibier, Nedjma, une des rares rescapées d'un épilogue expiatoire. Et du cinéma, cette pépite de film en est bien sertie, jusqu'à la bande-son, dont on relèvera également la richesse. Au final, un bon film qui a aussi le bon inconvénient de nous rappeler que notre corps est aussi rempli de larmes, ce que «Papicha» de Mounia Meddour et son actrice shakespearienne, à l'envi, Lyna Khoudri, ne se privent pas de nous le rappeler.