Ce sont deux conférences pour le prix d'une inébranlable conviction que Jean-Pierre Chevènement a animées, hier matin, à la salle Mouggar et, l'après-midi, à la très reluisante Ecole nationale d'administration de Hydra. Pour un énarque qui a dénoncé «l'énarchie» française, auteur de «La République des bien-pensants», agitateur d'idées et creuset des contradictions gauche-droite, tenir une conférence devant un parterre d'étudiants et d'enseignants de l'ENA d'Alger, s'apparente à un retour vers les premières amours tumultueuses avec le monde de la recherche dans les relations internationales et la géostratégie. Lors de cette conférence, sous le thème «L'évolution du contexte international au lendemain du 11 septembre 2001», M.Chevènement a invité l'assistance à réfléchir sur quelques enseignements d'ordre politique, mais aussi humain. «Il faut que les gens sachent que le terrorisme n'a pas commencé le 11 septembre. Les Algériens savent très bien cela. Eux qui ont été laissés seuls face au GIA et au Gspc qui bénéficiaient de complicité, de complaisance de la part de pays amis de l'Algérie», a t-il déclaré d'emblée. Le conférencier, et à plusieurs reprises, a mis l'accent sur la priorité du travail de renseignement dans la lutte anti-terroriste et sur, notamment, le démantèlement des circuits et réseaux financiers occultes. Il faut aussi, selon l'orateur, que l'on réfléchisse sur «les raisons de l'humiliation et de ressentiments qui ont créé le terrorisme». Pour M.Chevènement, les attentats du 11 septembre ont mis fin à une décennie d'illusions. «Des théoriciens, comme Fukuyama, ont arrêté l'Histoire ; l'avenir devait appartenir au modèle du libre-échange et de la démocratie ; les cycles économiques devaient disparaître et que ce sera le retour au plein emploi grâce au développement technologique. Les Etats-Unis croyaient vivre dans une bulle protégée», a-t-il expliqué avant de rebondir: «Or il n'y a qu'un seul monde et non pas deux. Raison de plus pour que le principe du deux poids, deux mesures soit banni». Il a abordé, par extension, les défis du XXIe siècle: combler les écarts entre le Nord et le Sud et régler les problèmes internationaux en suspens. Il a évoqué pour ces derniers les crises du Cachemire, du Proche-Orient, de l'Irak, et de l'après-taliban en Afghanistan. «Mais nous n'avons pas un siècle pour ce faire», a-t-il averti en se déclarant inquiet suite aux dernières déclarations de l'administration américaine concernant d'éventuelles frappes ciblant l'Irak, le Yémen ou la Somalie. «Ce n'est pas juste et ce n'est pas approprié pour la lutte-antiterroriste», a t-il appuyé. Abordant dans le même prolongement de l'idée, M.Chevènement a espéré que les positions sages et mesurées de l'Algérie et de la France, notamment, peuvent apporter l'alternative d'un «combat intelligent et prolongé contre le terrorisme». Dans la matinée, la salle Mouggar d'Alger ressemblait à un amphithéâtre d'université. Il est vrai que M.Jean-Pierre Chevènement a été enseignant à l'université et que l'assistance était en grande majorité composée d'étudiants, dont beaucoup de femmes. Invité de l'Union nationale de la jeunesse algérienne, (Unja), M.Chevènement a, quand même, trouvé le temps d'animer une conférence-débat entre sa visite au cimetière chrétien de Bologhine et un rendez-vous avancé avec le Président Bouteflika. Le temps d'aborder des sujets chers au maire de Belfort, président du Mouvement des citoyens et candidat à la prochaine élection présidentielle française, comme par exemple la notion de l'Etat-nation. Il a commenté sa démission du gouvernement Jospin en considérant que la gestion du dossier corse par cet Exécutif est une «déviation et une concession faites à la violence, une entorse à la notion même de République». Le conférencier a réaffirmé dans cet ordre d'idées son opposition à la révision de la Constitution française par voie référendaire en 2004 et qui devra «concéder» le pouvoir de légiférer à l'Assemblée corse. Saisissant une insinuation cachée derrière les propos d'une question posée par un participant au débat, le candidat à la présidence de la République française a rebondi en considérant que «le problème corse n'est pas comparable à l'Algérie». Les événements de Kabylie sont à peine évoqués. Sinon pas du tout. «Ma conception de l'Algérie est que c'est une nation», a t-il appuyé. Il a rappelé son passé de jeune sous-lieutenant à Oran où il avait été convaincu de l'évidence de l'indépendance de l'Algérie. M.Chevènement a, d'ailleurs, précisément, employé le qualificatif de «guerre d'indépendance». Il est revenu sur la nature particulière des liens historiques entre les deux pays en illustrant son propos par la personne de la petite-fille même de Messali Hadj et qui milite dans le Mouvement des citoyens qu'il préside. Ce retour «historique» a permis à «l'homme qui est revenu de loin», comme le nomment quelques politiciens français, d'abonder dans le sujet des relations entre l'Algérie et son pays. «L'avenir dure plus longtemps que le passé», a t-il lancé, péremptoire. «Nous devons juger le colonialisme avec ses parts d'ombre et ses autres de jour», a déclaré M.Chevènement avant de plaider pour des relations empreintes d'amitié, un mot qui est revenu fréquemment dans ses interventions, et de coopération. «De dignité» aussi, a t-il insisté, lorsqu'un des présents a évoqué les «files humiliantes devant les bureaux des visas de l'ambassade française à Alger». L'orateur a rappelé que le nombre de visas octroyés est passé de 50000 en 1999 à 300000 en 2000, en soulignant l'apport de sa visite en 1999 et de la visite d'Etat de Bouteflika à Paris il y a deux ans. L'un dans l'autre, M.Chevènement a parlé des efforts d'intégration des Français d'origine algérienne en estimant que cette donne, cette jeunesse, est une excellente opportunité pour «consolider les liens entre les deux rives de la Méditerranée». Commentant le paraphe de l'accord d'association entre l'Algérie et l'Union européenne, le très réfractaire à l'accord de Maâstricht a estimé que «l'accord d'association est destiné à aider l'Algérie pour gérer la transition vers le libre-échange, à condition d'assurer des décisions d'accompagnement telles que des restructurations et des investissements». M.Jean-Pierre Chevènement a conclu la séance en déclarant que les relations et le dialogue entre la France et l'Algérie, particulièrement après le 11 septembre, devront être exemplaires dans la vie internationale. «Excusez-moi, mais je ne peux faire attendre le Président Bouteflika», a t-il dit en prenant congé de ses hôtes de l'Unja. «C'est une autre manière de respecter l'Algérie.»