Il répond sans détours aux questions de l'Expression et donne son point de vue sur la loi française du 23 février, l'évolution du FLN, la réconciliation nationale et les pressions subies par le monde arabe à l'ère de la mondialisation. L'Expression: Le président Chirac a renvoyé le texte de loi glorifiant le colonialisme à l´Assemblée nationale française. Considérez-vous que cette action constitue un geste fort de la part des autorités politiques françaises? Abdelhamid Mehri: L'action du président Chirac est motivée, essentiellement, par les divisions de la société française à l'égard de certaines dispositions de cette loi. Bien sûr, les répercussions de ce texte sur les relations extérieures de la France figurent parmi les soucis du président. Pour apprécier ce geste, du côté algérien, on ne doit pas oublier qu'il s'agit en l'occurrence, d'un texte de loi interne qui concerne d'abord le peuple français. Il nous intéresse dans la mesure où la pensée rétrograde qui l'a dicté influe sur nos relations avec la France. C'est un signal d'alarme qui doit nous amener à examiner très sérieusement et objectivement l'ensemble de ces relations. Y a-t-il une volonté de dépassionner le débat, du côté français, ou s'agit-il de simples querelles franco-françaises, aux conséquences énormes sur les rapports avec les Algériens? Il y a certainement une volonté de dépassionner le débat du côté français. Elle vise l'aspect émotionnel des relations franco-algériennes. Mais il n'y a pas que cet aspect à prendre en considération. Les relations avec la France n'étaient pas les meilleures possibles avant la loi du 23 février. Elles ne seront pas meilleures, automatiquement, après sa révision ou son abrogation. Quelles sont les incidences sur le traité d´amitié que comptent signer les deux pays? Il est fort possible que les éléments d'information en ma possession ne m'autorisent pas à émettre un jugement valable sur cette question. Cependant, je ne crois pas que les relations franco-algériennes, objectivement examinées, aient atteint un niveau de couronnement par un traité d'amitié entre les deux pays. Le contexte actuel n'éclaire qu'en partie les insuffisances et les lacunes de notre politique en la matière. Est-ce que les Algériens ont, de leur côté, su gérer leur mémoire en essayant de tourner définitivement la page? Non, malheureusement. La gestion «politique» de cette mémoire a péché, soit par excès, soit par occultation. Elle a servi, parfois, de couverture et d'incitation pour falsifier carrément l'Histoire. Je ne crois pas, de même, que «l'arrangement» de celle-ci puisse servir de fondement solide à de bonnes relations avec la France Quelle appréciation faites-vous du FLN d'aujourd'hui? Le FLN se recherche. Pourquoi? Il y a deux raisons à cela. La première est due à la confusion entre le FLN et le pouvoir ; confusion qui était peut-être fonctionnelle au temps du parti unique et qui ne l'est plus. La deuxième est qu'il ne remplit pas encore, à proprement parler, sa mission d'être à l'avant-garde de la société et le guide pour un changement démocratique du régime. Mais le FLN, avec son passé, avec son potentiel actuel, avec l'aura qu'il a auprès du peuple, peut être un moteur pour l'avenir; un moteur de changement positif pour l'avenir. De mon point de vue, il peut se démocratiser et peut jouer un rôle dans la démocratisation du régime. Selon vous, il s'agit plus d'ambivalence que de questions idéologiques ou autres? Je crois que le FLN est bridé dans ses volontés profondes par sa proximité avec le pouvoir et par ses aléas. Sinon le FLN recèle des potentialités considérables, et je crois que s'il se libère de certaines entraves, il peut devenir un parti incontournable de la scène politique. Avez-vous des contacts avec la direction actuelle du parti? Etes-vous consulté sur certains dossiers? Il n'y a pas de contacts organisés. Ce sont des contacts occasionnels, personnels qui n'ont aucune signification politique. Le FLN revient au-devant de la scène après une longue absence. Comment expliquez-vous ce retour? N'est-ce pas un peu le capital que vous y avez laissé? Ou s'agit-il d'absence de concurrence en face du FLN ou bien, le parti est ancré dans la société algérienne et, par conséquent, ce retour est dans la nature des choses? Je crois que l'absence du FLN à une certaine époque n'était pas tellement négative. Sa présence actuelle n'est pas tellement positive. Je crois que son absence comme son retour sont le résultat de facteurs externes, qui n'ont rien à voir avec l'évolution normale d'un parti normal, dans une société qui fonctionne normalement. Actuellement, le FLN a récupéré numériquement des postes de responsabilité, sans pouvoir les investir dans l'application d'une politique conforme à ses idéaux. Mais de l'intérieur du parti, est-ce qu'il y a une mutation? Il y a eu certainement mutation pendant la période de crise, des changements qu'a subis le pays après 1989. Cette période a certainement laissé ses traces sur l'histoire récente du FLN et son évolution. Cela est dû à une politique qui n'est pas simplement le fruit des efforts du secrétaire général que j'étais, mais parce que le FLN a fonctionné d'une manière démocratique et qu'il a pu refléter une politique conforme aux aspirations du peuple. Considérez-vous que le FLN peut gouverner seul? Dans le contexte actuel et dans le rôle qu'on lui a assigné, le FLN ne peut pas naviguer seul et ne peut appliquer une politique autre que celle plus ou moins dictée d'en haut. Il ne sera jamais seul parce qu'on a besoin de beaucoup de monde pour construire une devanture démocratique. Mais le rôle du FLN est toujours un rôle de rassembleur, dans le sens de changements réels, parce que la philosophie du 1er Novembre consiste à rassembler les forces du peuple algérien pour résoudre les problèmes du pays. Le rassemblement était au début individuel. Au Congrès de la Soummam, on a essayé de réunir toutes les familles politiques tout en maintenant l'adhésion individuelle. Actuellement, il s'inscrit dans un contexte réel de multipartisme. De là, il doit permettre à toutes les tendances de la société de s'exprimer, qu'elles aient le droit de s'exprimer, la possibilité de s'exprimer et le FLN, de par sa mission historique, doit se retrouver comme force de rassemblement et de progrès. Avez-vous ressenti le renouvellement de générations au sein du FLN ? Je ne l'ai pas ressenti. Franchement. Le renouvellement -cela peut sembler paradoxal- est d'abord le retour aux sources du FLN. La déclaration du Premier Novembre est assez en avance pour qu'elle puisse servir de base pour l'action actuelle. Elle énumère trois objectifs: l'indépendance nationale, elle, est acquise ; la construction d'un Etat démocratique et social dans le cadre des principes islamiques n'est pas encore achevée. Si Le FLN se donne comme premier objectif de construire un régime vraiment démocratique, avec les caractéristiques de la déclaration du 1er Novembre, ce sera une grande oeuvre. La troisième est la réalisation de l'Union maghrébine. Elle est toujours d'actualité. Ce n'est pas une chimère. Par conséquent, le FLN doit la prendre en charge et de manière conséquente. La mission du FLN n'est pas achevée. Elle n'est pas démodée. Elle n'est pas dépassée. Le FLN milite pour l'amendement de la Constitution. Il a créé une commission chargée de l'étude et de la rédaction d'amendements éventuels. Etes-vous favorable à l'amendement de la Constitution? J'ai eu l'occasion de l'évoquer dans un mémoire que j'ai adressé à Monsieur le président de la République. Ce qui est important pour moi est la façon d'amender ou de faire une nouvelle Constitution. Le débat est vaste et doit être ouvert. Il faut surtout éviter des Constitutions concoctées dans un cercle restreint qui sera plébiscité par les moyens qu'on connaît. La participation des forces politiques réelles à l'élaboration d'une Constitution lui donne la vigueur et la garantie de survivre. Il faut permettre à la vie politique de renaître, à la société de s'exprimer. Il faut aussi qu'ils éliminent tous les tabous et toutes les entraves à la liberté d'expression pour qu'il y ait débat politique. Faut-il supprimer le Sénat? Je ne peux pas donner un avis sur des détails. L'important est de poser la question de l'expérience de l'Algérie en matière constitutionnelle. Quel est le bilan? On a péché pour se retrouver toujours dans une situation de besoin à une Constitution. La façon d'élaborer une Constitution importe beaucoup plus que les structures ou les idées qu'on peut trouver ou chercher chez certains. Chacun sait que le retard s'est accumulé depuis le référendum du 29 septembre, relatif à la charte pour la paix et la réconciliation. Quelles sont, à votre avis, la ou les raisons du retard qu'ont pris les lois pour sortir? J'ai également eu l'occasion de m'exprimer sur ce problème, en donnant un avis sur le concept lui-même. La réconciliation commence par une évidence. Il faut partir d'un principe de démocratie réelle, c'est-à-dire qu'il faut au préalable éliminer l'exclusion des forces secrétées, réellement, par la société. Donc, si on permet à la société de s'exprimer, aux forces politiques de s'organiser sans aucune exclusion, la réconciliation aura un sens. Elle n'est ni sentimentale ni superficielle, elle doit être couronnée par une entente sur les grands problèmes. Elle renferme les éléments d'entente sur un grand problème. Un mot, si vous permettez, sur le contrat de Rome. Dix années après sa signature, est-il toujours d'actualité? Est-il possible d'en débattre d'abord ? Si l'événement reste tabou, alors qu'après dix ans, un événement qui n'en était pas un, selon l'avis de certains, et qui demeure un bouaboua (ogre), donc si on ne peut pas en débattre, si le peuple ne peut pas connaître dans les détails le contenu, c'est inutile d'aller plus loin. Ouyahia avait dit que ses signataires ont «vendu le pays». Que répondez-vous? J'ai eu l'occasion de répon-dre. Cela devrait suffire. Il y a eu les accords avec l'AIS. Ont-ils participé à la réalisation de la paix, au moins pendant la première manche 1999-2004? D'abord, je ne connais pas leur teneur réelle. Ceux qui ont participé à leur signature disent qu'ils ne connaissent pas tout. On ne peut donc donner un jugement d'ensemble sur ces accords. Mais, par principe, tout ce qui diminue la violence est positif. Mais il ne concourt pas automatiquement à la solution des problèmes de l'Algérie. Limiter les effets de la crise est une bonne chose mais traiter ses causes est primordial. L'ex-FIS avait signé le contrat de Rome mais la charte pour la paix le disqualifie. A-t-il un rôle à jouer aujourd'hui? Le problème de l'islam politique, représenté par l'ex-FIS ou d'autres partis politiques, est un problème de société. C'est un courant politique réel qui se manifeste dans toutes les sociétés musulmanes à travers le monde. Donc, il n'est pas spécifique à l'Algérie. A mon sens, la façon la plus mauvaise de le traiter est de vouloir l'exclure par des moyens sécuritaires ou administratifs. Les expériences de la Turquie, et tout récemment de l'Egypte et la Palestine, démontrent qu'il ne servirait à rien de décréter un Etat laïc par la force ou d'imposer des limites à l'exercice de la politique par des moyens administratifs ou militaires. Il faut considérer la société comme responsable. Il faut travailler à une refonte de la scène politique par des moyens politiques. Sharon est mourant. Il est connu pour les carnages de Sabra et Chatila et l'évacuation de Ghaza. Sa disparition est-elle une bonne ou mauvaise chose pour la paix? Le problème palestinien dépasse de loin les événements conjoncturels liés à des personnes. La disparition d'un des acteurs du conflit du Moyen-Orient n'a pas d'influence déterminante sur le conflit en soi. Toute l'agitation, depuis le congrès de Madrid, est axée sur deux postulats: il est difficile de résoudre la question palestinienne et il ne faut pas laisser la scène vide. Il faut toujours avancer des solutions, qu'on sait inappliquables, irréelles mais il faut que les gens s'affairent. Il faut que la scène soit remplie. Et les initiatives concoctées par les grands tournent autour du vide. Il n'y a pas une volonté de résoudre le problème, même par les négociations entre les deux parties parce qu'elle est biaisée. En 1991, pendant la première guerre du Golfe, vous aviez dit qu'Israël est un pays démocratique. Ce qui n'est pas le cas des pays arabes qui l'entourent. Cela est-il toujours valable? Israël avance l'argument démocratique. A l'égard des Palestiniens, il n'est pas démocratique. Mais pour justifier son attitude d'intransigeance, il avance le recours à la volonté de son peuple. Chose que les Arabes s'abstiennent de faire. II y a le cas Morales en Bolivie qui est élu démocratiquement et qui tient tête aux Américains. Est-il suffisamment armé pour le faire? J'ignore ses possibilités de persévérance contre la politique américaine, mais son élection constitue une étape importante en Amérique latine qui cherche à être entendue comme partenaire égal. J'ai l'impression que la période des lamentations qui était courante en Amérique latine, qui se résumait dans la phrase: «L'Amérique latine si loin du bon Dieu, si proche des USA» est révolue, pour une action plus concrète. Un pays que vous connaissez bien: la Syrie. Comment va-t-elle évoluer face aux menaces américaines permanentes? Le régime syrien doit se réformer. Il doit prendre en considération une exigence inscrite dans toute l'évolution de la région et en premier l'aspiration des peuples arabes dans la marche vers des régimes réellement démocratiques qui associent les peuples aux grandes décisions de leur destin. Nous nous sommes rendus à Damas au nom du Congrès panarabe, avec des opposants syriens, et nous avons eu un long entretien avec le président Assad. Nous avons insisté sur la démocratisation et lui avons clairement exprimé notre point de vue. S'agissant du monde arabe en général, les Américains, qui ont tout fait pour maintenir ces régimes, utilisent cette aspiration des peuples pour exiger plus de soumission des régimes arabes. Après avoir soumis les régimes politiques, la politique américaine veut également amadouer et soumettre l'opposition à ces régimes. Depuis l'arrivée de Bush au pouvoir, la démarche est claire. Si on n'approuve pas tout ce que fait le régime syrien actuellement, on ne peut admettre que la solution de ces problèmes passe par les desiderata des Etats-Unis. C'est le cas de le dire pour le Liban aussi... Absolument. Un mot sur l'Iran. Comment va se poursuivre, selon vous, ce forcing américano-européen? En matière de diplomatie internationale, les grandes puissances occidentales font la politique de deux poids, deux mesures et tant qu'on s'inscrit dans cette logique on ne peut résoudre les problèmes. Il était peut-être possible d'arriver à un accord avec l'Iran, si on l'avait traité comme un partenaire égal. Avez-vous des regrets sur votre parcours qui a été - il faut le dire - bien rempli? Oui, le regret de ne pas avoir fait assez. On se dit toujours qu'on pouvait mieux faire.