Madame Zohra Drif-Bitat, actuellement vice-présidente du Conseil de la nation, s'est, dès le déclenchement de la guerre de Libération nationale, engagée dans les groupes activant dans la capitale. Elle a été une compagne de combat de Larbi Ben M'hidi, Amar Ouzegane, Ali la Pointe, Hassiba Ben Bouali, Hadji Ali, Debbih Cherif, Taleb Abderrahmane, Djamila Bouhired, Yacef Saâdi. Arrêtée en septembre 1957, elle n'a été libérée qu'après les Accords d' Evian, en avril 1962. Députée à l'Assemblée constituante, elle a décidé de revenir à la vie civile et s'est inscrite au barreau d'Alger en 1967. Epouse du regretté Rabah Bitat, un des chefs historiques de la Révolution, elle n'a cessé, malgré son éloignement apparent du monde politique, de suivre la vie politique du pays et de s'impliquer, quand elle l'estimait essentiel, dans les combats politiques de la nation. L'Expression: Le président Chirac a procédé à la saisine du Conseil constitutionnel sur l'article 4 de la loi du 23 février qui est, nous dit-on, déclassé. Cela vous paraît-il suffisant pour dépassionner le débat? Mme Zohra Drif-Bitat: La loi du 23 février 2005, les conditions de sa genèse, les conditions de son adoption, les débats qu'elle a soulevés dans différentes classes de la société française, permet d'abord, de faire un double constat: 1 - Quarante ans après l'indépendance de l' Algérie, le deuil de la perte de l'Algérie n'est pas encore fait en France, en tout cas chez une importante partie de la société française et dans presque toute la classe politique. 2 - Le vote de la loi du 23 février 2005, à l'unanimité de l' Assemblée nationale française, montre, s'il en était besoin, que même si certains membres s'en défendent maintenant, la classe politique française pense réellement que la colonisation a été un bienfait pour les pays et les peuples dominés. Je constate, par ailleurs, que Monsieur le Président de la République française n'a pas songé à recourir à l'article 8 de la Constitution française qui lui donne pouvoir, si une loi lui paraît susceptible de soulever un problème, de la renvoyer en seconde lecture, devant l'Assemblée nationale. C'est dire l'unanimisme de la classe politique française quant à l'oeuvre civilisatrice de la France, même lorsqu'elle se traduit par la dépossession, la déculturation, l'analphabétisme des peuples qu'on cherche à civiliser. Vous qui avez milité, les armes à la main, durant la guerre de Libération nationale, comment ressentez-vous cette glorification du colonialisme? C' est un signal d'alarme qui doit nous interpeller, surtout nous, Algériens, qui nous sommes empressés, dès l'indépendance, de tourner la page, d'une part, et, d'autre part, pris dans l'énorme tâche de création de l' Etat, de création d'une économie qui réponde aux besoins réels du peuple algérien, d'éducation et de formation d'un peuple, laissé analphabète à 95%, la génération qui a mené la guerre n'a pas pris le temps de transmettre aux nouvelles générations la juste image de la colonisation. Nous devons prendre en charge, non seulement, notre passé, en écrivant l'histoire réelle de notre pays, mais en l'enseignant à nos enfants. Cette nostalgie néocolonialiste ne risque-t-elle pas d'hypothéquer le partenariat apparemment souhaité par les deux pays? Il est vrai que les relations entre l'Algérie et la France trouvent difficilement leur vitesse de croisière, si je puis m'exprimer ainsi. Il est clair que, très souvent, prennent le pas sur les intérêts réels des pays des réactions émotionnelles liées au passé. Et il est clair, aussi, que la loi du 23 février 2005 a mis à nu le refus d'une grande partie de la société française d'admettre définitivement la réalité telle qu'elle est en 2005. Les réactions des partis politiques, en premier lieu le FLN, et de la société civile, chez nous, ont-elles été suffisantes pour obtenir l'abrogation de cet article éhonté? Malheureusement, je constate que, souvent, nous n'agissons pas, nous réagissons. Ce qui me paraît important, maintenant, et urgent, c'est la prise en charge de notre Histoire. Les études importantes sur la guerre d'Algérie sont, pour l'essentiel, celles qu'ont réalisées des étrangers. Il faut donner à nos chercheurs le matériau nécessaire, je pense aux archives toujours à ce jour non mises à leur disposition. En un mot, nous nous devons d'écrire l'Histoire de notre pays, pas seulement l'Histoire récente, mais toute son Histoire, et surtout bien l'enseigner à nos enfants. Justement, cette affaire a mis cruellement à nu la question de la mémoire nationale et celle, pendante, de la récupération des archives. Qu'en est-il de ce dossier? L'Algérie doit oeuvrer sans relâche pour reprendre possession de tout document ou autre qui touche à son Histoire et au destin de son peuple dont le colonialisme l'a spoliée. A ma connaissance, la question des archives est un des points débattus avec le partenaire français. Le sujet de la mémoire nationale renvoie à celui de l'image des moudjahidine dont nous avons discuté dernièrement. Vous m'aviez laissé alors sur ma faim, or il semble qu'il vous tienne à coeur! Les anciens moudjahidine qui ont eu la chance de vivre l'indépendance, se sont engagés, avec l'ensemble des citoyens, dans la construction de l'Etat. N'oublions pas que l'Algérie a été divisée en 3 départements. Construire l'Etat, jeter les bases de l'économie d'un pays, prendre en charge l'enseignement, la formation d'un peuple analphabète à 95%, ce sont les défis que l'ensemble des moudjahidine, avec le peuple algérien, ont pris à bras-le-corps, dès le lendemain de l'indépendance. Il est vrai que certains moudjahidine, un nombre infime, ont fait de leur participation à la libération du pays un fonds de commerce. Bien entendu, c'est de ceux-là qu'on a le plus parlé, ce qui a généré, au sein des nouvelles générations, une image négative du moudjahid. Or, ce que nos enfants doivent savoir, c'est que la majorité des vrais moudjahidine, des survivants, et nous n'étions pas très nombreux, croyez-moi, vivent dans des conditions modestes, et n'ont jamais cessé de participer à la vie de leur pays. Il est beaucoup question de la réconciliation nationale, initiée par le président de la République, et des textes d' application. Leur promulgation vous paraît-elle de nature à apaiser les tensions? Le texte portant réconciliation nationale a été adopté, par voie de référendum, par le peuple. Reste à le mettre en application. Dans le texte portant réconciliation nationale, deux principes sont posés comme intangibles: il faut mettre et inscrire dans les faits cette réconciliation nationale. Bien entendu, elle ne peut se faire qu'avec une application effective des textes réglementaires. Je rappelle que, dans ce texte, il est dit: 1 - La responsabilité de la tragédie nationale incombe aux seuls responsables de certain parti 2 - Ces responsables ne peuvent plus prétendre à jouer un rôle politique. Les textes d'application qui, selon les déclarations de certains responsables, sont finalisés, je suppose qu'ils s'appuient sur ces deux principes. De toute manière, attendons leur publication pour en discuter valablement. Madani Mezrag, l'ex-chef de l'AIS, a soutenu, dans sa dernière sortie médiatique, la réconciliation, tout en revendiquant une ouverture du champ politique. Que pensez-vous de cette revendication? J'ai déjà répondu, en quelque sorte, à la question et ma réponse est claire. L'ensemble des textes d'application de la charte sur la réconciliation nationale seront déterminés, entre autres éléments, par les deux principes de base évoqués plus haut. La maladie du président a engendré un certain malaise au sein des institutions et inquiété le pays tout entier. L'Algérie ressent toujours le besoin d'être rassurée. Connaissant votre itinéraire, je suis tenté de vous demander: «Comment va le président Bouteflika?» Au sortir du Conseil des ministres, les responsables ont tous dit que Monsieur le Président est en bonne forme, qu'il a mené les débats avec sa rigueur habituelle. Par ailleurs, les déclarations des médecins ne laissent point d'équivoque. Après la convalescence nécessaire après ce genre d'affection, Monsieur le Président de la République récupérera toute sa santé. Le FLN et Abdelaziz Belkhadem réclament une révision de la Constitution? Est-ce fondamentalement nécessaire? La Constitution est le texte fondateur de tout Etat. Il règle, de façon intangible, les institutions de l'Etat, leur domaine de compétence, leurs relations. Et les domaines sont multiples. J'ai lu, comme vous, que certains responsables de parti demandent la révision de la Constitution sans toutefois préciser les domaines qui demandent une révision, le pourquoi de la nécessité d'une révision. Je pense qu'il y a nécessité d'une évaluation rigoureusement objective du fonctionnement des institutions prévues par la Constitution pour déterminer, en fonction des réalités du pays et de l'évolution de ces dernières années, des objectifs poursuivis, notamment la construction d' un Etat de droit, de la nécessité ou non d'une révision de la Constitution. Le FLN est en mutation; il prépare le renouvellement de ses structures. Son retour en force est-il significatif de son ancrage politique dans la société? Il est certain que, dans l'Algérie profonde, le FLN et les valeurs qu'il dit défendre apportent à la population les repères nécessaires et qui, durant la décennie sanglante, ne lui paraissaient pas avec évidence. Le FLN reste, pour une partie de la population, toujours porteur des valeurs qui ont permis le retour à la dignité et qui ont sorti la grande majorité de la population de la misère, de l'analphabétisme. Il reste encore celui qui a construit l'Etat, qui a ouvert l'enseignement à tous les enfants sans discrimination, qui leur a ouvert les portes de la modernité. Aucun autre parti n'a, à ce jour, par son activité, par son engagement au sein de la population et par son dévouement, donné à notre peuple, à notre jeunesse, le sentiment qu'effectivement leurs problèmes, leurs espérances sont réellement pris en charge. Il est donc légitime de sa part de revendiquer le plein exercice du pouvoir? Il existe une Constitution et des règles déterminées par cette Constitution. Et puisqu'on est dans un Etat de droit, il faut appliquer les dispositions prévues par la Constitution, tout simplement. La femme a été un acteur majeur de la guerre de Libération nationale. Pensez-vous qu'elle a aujourd'hui toute sa place dans les partis comme dans les institutions? J'ai toujours pensé qu'il appartenait à la femme de déterminer son destin. Durant la guerre de Libération nationale, les nécessités du combat ont amené le FLN à intégrer celles des Algériennes qui le voulaient aux tâches, traditionnellement réputées comme revenant aux femmes, en temps de guerre: infirmière, par exemple, ou, comme dans la forme de guerre que nous menions, un peu intendante, en ce qu'elle avait la charge de pourvoir aux besoins quotidiens, assurer la nourriture, l'entretien des lieux, etc. Pour intégrer les groupes armés, il a fallu que des femmes, d'abord, fassent elles-mêmes ce choix et, ensuite, démontrent leur capacité et l'efficacité de leur participation dans les groupes armés. Aujourd'hui, aucune discrimination sur le plan légal n'existe entre la femme et l'homme. Mais on constate que la femme est peu représentée au niveau des centres de décision, qu'ils soient administratifs ou politiques. Ce n'est d'ailleurs pas le propre de l'Algérie. C'est une situation que vous retrouverez dans tous les pays, qu'ils soient développés ou en voie de développement. Ainsi, en Afrique australe, c'est une décision prise au sommet qui a fait qu'un quota de 30% est réservé aux femmes dans toutes les instances de direction. Je pense donc, pour répondre clairement à votre interrogation, qu'il faut, effectivement, la volonté politique pour donner à la femme une juste représentation au sein des instances de direction, que ce soit au niveau des partis, des syndicats, des structures administratives ou politiques. Et les nouvelles générations? Le problème est similaire et implique la même réponse. Votre avis sur le discours qui prône la dissolution du Sénat? Il faut une réflexion globale et un débat sur le fonctionnement des institutions, leur efficacité, leur nécessité, pour apprécier l'utilité ou non de telle ou telle institution. Hamas vient de remporter en Palestine les législatives. Est-ce une bonne chose pour la région? Le peuple palestinien qui est en guerre s'est prononcé en toute souveraineté. Il est le seul, au regard de la conjoncture politique intérieure et extérieure, à juger et à choisir ceux qu'il estime les plus aptes à réaliser les objectifs de son combat. Ce qu'on peut dire, c'est qu'à un moment où leur pays connaît une situation de violente cruauté, ils ont pleinement exercé leur droit. En même temps que nous ne pouvons pas ne pas relever, devant les réactions des pays occidentaux, que la démocratie est à géométrie variable. Quand les résultats ne leur conviennent pas, ils crient au scandale et critiquent le choix du peuple. Et pour les pays arabes? Ce que je note, c'est qu'il apparaît aujourd'hui, dans tous les pays arabes et musulmans, ne pas exister d'autre alternative politique, sociale et culturelle que l'islamisme. La Syrie et l'Iran sont dans l'oeil du cyclone américain. Votre sentiment? Rien n'a changé et rien ne changera pour, encore, un temps bien long. La volonté de puissance hégémonique des Etats-Unis, et du monde occidental, se manifeste de nouveau, dans ces deux dossiers. Au XIXe siècle, la volonté de puissance était justifiée par la volonté de porter la civilisation aux autres peuples, jugés barbares. Aujourd'hui, c'est la démocratie qui justifie toutes les violations des droits des peuples. De même que la sagesse semble l'apanage des seuls Occidentaux qui peuvent se doter de l'arme nucléaire. Le mépris agressif envers les peuples dont la culture est fondée sur une Histoire, une civilisation différente de celle des Occidentaux, l'homme de la rue, Arabe et musulman, le ressent et le vit avec amertume. Ce mépris agressif pousse à la révolte et à la violence. La responsabilité des violences terribles que nous avons vécues incombe, en grande partie, à l'Occident. Un mot sur votre appréciation du parcours et des expériences politiques que vous avez vécus? Une vie n'a de sens, pour moi, que si elle tente d'être partie intégrante du destin de son peuple. 44 ans après le recouvrement de la souveraineté nationale, et vu d'où nous sommes partis en 1962, en n'oubliant pas que l'Homme reste l'Homme, avec ses ambitions, sa grandeur et ses turpitudes, je crois que nous avons accompli une avancée considérable. L'Algérie a eu une évolution extraordinaire et c'est parce qu'on a fait beaucoup de choses qu'il y a maintenant une espèce de frustration, au sein de la population, qui veut aller plus loin et plus vite. Votre meilleur souvenir? C'est clair, c'est le jour où je suis rentrée à Alger, au lendemain des Accords d'Evian, après 5 années passées dans les prisons françaises, en Algérie et en France. Le référendum pour l'indépendance n'avait pas encore été organisé mais dans la Casbah et les différents quartiers arabes de l'époque - il ne faut jamais oublier qu'on vivait un apartheid, avec une séparation nette des quartiers européens et des quartiers algériens- , la population vivait dans l'exaltation et la joie. Mais il y avait, au fond de nous, une grande tristesse, au souvenir des innombrables amis et parents qui ne verraient pas ce jour, tant rêvé et tant attendu par plusieurs générations, celui de l'Indépendance du Pays.