Nadir Allam : Dans votre livre, tout en saluant l'officialisation de tamazight, vous plaidez pour la protection, voire l'officialisation de la « daridja ». Vous êtes l'un des rares universitaires et intellectuels algériens à revendiquer la reconnaissance officielle de la « daridja » en expliquant qu'il s'agit d'une langue millénaire qui tire ses racines du punique. Pouvez-vous nous en dire plus ? Abdou Eliman : Je milite depuis quarante ans pour la défense des langues maternelles, sans exception. Il se trouve que la « daridja » (ou maghribi) est la langue maternelle de la majorité de la population de ce pays. Pourquoi donc la confiner dans un rôle de sous-langue ? Pourtant, son histoire est trois fois millénaire si l'on prend en considération son substrat punique – toujours présent à plus de 50%. Il suffit d'aller chercher du corpus et l'analyser – que les chercheurs algériens s'y mettent : ils contribueront à mettre au jour des zones obscurcies de leur histoire culturelle. Et ce n'est pas par hasard qu'un Massinissa adopte le punique plutôt que le berbère comme langue d'Etat. Ce qui veut dire que cette langue (le punique) qui ressemble étrangement à la « daridja » d'aujourd'hui est une langue sémitique qui a existé dans ce pays bien longtemps avant l'arrivée des Arabo-musulmans. C'est donc un legs de nos aïeux. Il faut le préserver en tant que tel, à commencer par sa constitutionnalisation. Contrairement aux thèses répandues dans le paysage intellectuel et universitaire algérien, vous affirmez que le berbère n'était pas la langue unique de l'Afrique du Nord, y compris du temps des Numides. Selon vous, le punique, qui était la langue de Carthage, était largement parlé en Afrique du Nord et c'est cette langue qui a évolué en ce que l'on appelle aujourd'hui la « daridja ». Sur quels éléments historiques vérifiables vous vous basez pour faire une telle affirmation ? Tous les historiens sérieux le disent : la langue de Carthage, le punique, a coexisté avec le libyque depuis que l'histoire a pu s'écrire ; c'est-à-dire depuis 3000 ans, environ. Nous avons des traces de cela dans les innombrables vestiges archéologiques qui sont bien plus nombreux en punique qu'en tifinagh. Tous les chercheurs (y compris les Français …) admettent que jusqu'au Ve siècle, au moins, le punique était bel et bien attesté. Avec l'arrivée des Arabo-musulmans, le contact avec les diffuseurs de l'islam s'est déroulé de manière globalement cordiale car la population parlait – aussi – une langue proche de l'arabe. Et l'étendue de l'islamisation dans ce pays peut constituer une indication du nombre de punicophones et de berbérophones dans ce pays. Il n'y a donc pas eu d'arabisation des populations algériennes, mais islamisation. La langue punique qui avait connu une traversée du désert suite au massacre des Romains sur Carthage a pu trouver dans l'arabe le complément nécessaire à sa revitalisation. C'est ainsi que prend forme cette évolution linguistique que nous appelons aujourd'hui, la « daridja ». Nous sommes donc au IXe -Xe siècle. Dans votre livre, vous dites que les Algériens ont globalement une connaissance approximative de leur histoire et développent souvent des lectures idéologiques de celle-ci. Quels sont les éléments fondamentaux qu'il est nécessaire de connaître et que les Algériens ne connaissent pas bien ou, carrément, qu'ils ignorent ? Personnellement, c'est en lisant des historiens italiens, allemands, britannique et américains que j'ai découvert que tout un pan de notre histoire culturelle a été biaisé et étouffé par les historiens de la colonisation française. Et pour des raisons – linguistiques ? – seules ces références bibliographiques sont reprises par nos compatriotes. La civilisation carthaginoise représente « l'Orient » et ces mercenaires de la pensée ont toujours opté pour « l'Occident ». C'est cette trame que vous allez retrouver, y compris lorsqu'ils tentent d'opposer les Berbères (blonds etc.) aux Arabes. Cela étant dit, je considère que nous avons été otages de positions obscurantistes en matière d'histoire : pour les uns il n'y avait que les Berbères et les Arabes ont colonisé leur pays ; pour les autres avant l'islam tout était djahiliya, donc à rejeter ; pour d'autres, enfin, tout ce qui s'est fait avant le 1er novembre 1954 est à rejeter. C'est comme si nous avions peur de notre passé, c'est comme si nous craignons de faire d'horribles découvertes… Pourtant, il faudra bien que de manière sereine et scientifique, le dossier histoire soit ouvert sans complaisance et sans tabou. C'est ce jour-là que nous commencerons à devenir un peuple majeur. Vous saluez l'officialisation de tamazight et vous encouragez son enseignement. Toutefois, d'une certaine manière, vous êtes contre sa généralisation. Pourquoi ? Cela fait quarante ans que je défends tamazight ; c'est-à-dire l'ensemble des variantes berbères de notre pays. Je n'ai jamais changé d'avis ; je le rappelle quasiment à chaque papier que je fais sur ce thème. Mais pour moi, il s'agit d'une question de démocratie linguistique, avant toute chose. Le droit à toutes les langues maternelles sans exception. Lorsque j'ai vu la revendication de généraliser et de rendre obligatoire l'enseignement de tamazight – dont la normalisation n'est qu'en cours de gestation -, je me suis retrouvé face à une autre vision de la revendication linguistique. Celle d'un chauvinisme aux prétentions hégémoniques, là où je m'attendais à une approche plurielle et démocratique. Dans les pays démocratiques, on ouvre une classe dans la langue des enfants dès lors que leur communauté linguistique représente 10% de la population. Mais on n'impose pas une langue maternelle, jusque-là minorée, aux locuteurs d'autres langues maternelles au prétexte que la première est « langue nationale et officielle». Sinon que vont devenir les autres langues maternelles ? Et au nom de quel principe, sinon une nouvelle forme de dictature ? Mais je crois personnellement que le problème vient du fait que certains pensent ainsi camoufler l'échec de « l'amazighisation » … des zones berbérophones de naissance ! Vous plaidez pour l'intégration de la « daridja » dans le système éducatif. Mais il n'y a pas de corpus littéraire appréciable dans cette langue, notamment de nos jours… L'introduction de la « daridja » dans le système éducatif national reposera sur un héritage culturel de 1000 ans ! Si l'on cumule les productions littéraires qui nous viennent de l'Andalousie (adab ez-zajeb) puis toutes les formes littéraires à travers les siècles (melhoun, hawzi, hawfi, chaâbî, textes scientifiques, textes diplomatiques, etc.) nous allons pouvoir assurer la formation linguistique à tous les niveaux : du primaire au supérieur. Ceux qui pensent que la « daridja » se résume à « krazatou tomobile » soit n'ont jamais vécu dans ce pays, soit la dénigrent à dessein. Cette langue nous vient de loin et elle a un patrimoine très riche – avec beaucoup moins, tamazight est langue nationale et officielle ! Les islamistes, les nationalistes et, plus globalement, les conservateurs considèrent que la « daridja » n'est qu'une version vulgaire de l'arabe scolaire et que, de ce fait, son enseignement et sa reconnaissance relèverait quasiment d'un « blasphème» compte tenu de la « sacralité » de l'arabe, langue du Coran. Que répondez-vous à ces assertions ? C'est par méconnaissance de l'histoire que de tels propos peuvent être tenus. D'abord parce que la « daridja » – dans sa version punique - était présente plus de 1000 ans avant l'arrivée des Arabo-musulmans. Comment peut-on être la « version vulgaire » de quelque chose qui vient après ? Ensuite, parce que dès les VIII – X e siècles, une répartition des tâches s'est opérée entre la « daridja » et l'arabe : le liturgique, le juridique et l'administratif en arabe et tout le reste en maghribi. Enfin, si le Créateur l'avait voulu, il aurait fait de la langue du Coran la langue de naissance des musulmans. Or, nulle part au monde cette langue n'est devenue langue maternelle de quiconque … il faudra méditer cela. Par contre la nature nous dote de cette « darija » comme langue maternelle comme elle le fait pour le kabyle ou le chaoui, etc. Selon vous, les crises identitaires que vit l'Algérie depuis l'indépendance risquent de s'exacerber si on ne reconnaissait pas officiellement les langues maternelles, le tamazight –c'est déjà le cas— et la « darija », en tenant compte des attentes réelles de leurs locuteurs naturels. Comment cela peut se faire concrètement ? Tamazight et le maghribi « daridja » sont les deux ciments principaux de l'algérianité. Tarder à le reconnaître et l'assumer, c'est permettre que des brèches s'ouvrent de plus en plus et que des formes extrémistes apparaissent. Il y a quelques balbutiements çà et là. Il est grand temps de prévenir plutôt que de guérir. Une belle opportunité s'offre à nous avec la mise à niveau de la Constitution : la « daridja » devra y faire son entrée. Vous rappelez dans votre livre que les nations monolingues sont une exception, contrairement aux nations multilingues. Une Algérie qui reconnaît sa diversité culturelle et linguistique est-elle possible dans la conjoncture actuelle ? L'Algérie a toujours vécu dans la diversité culturelle et linguistique. Ce serait l'inverse (un monolithisme religieux ou politique ou linguistique) qui la perturberait ; bien au contraire. Mais peut-être devrions-nous inviter les lecteurs à approfondir ces questions en se procurant le livre « Après tamazight, la ‘‘daridja'' (maghribi) » aux éditions Frantz Fanon !