Abdou Elimam * Nous avons trop souffert, dans un passé récent, de censure (et d'autocensure, certes) dès lors que la question des langues maternelles était soulevée. Les compatriotes amazighophones en ont payé le plus lourd tribu, incontestablement. Mais il nous a été donné de constater que ces questions ont longtemps été prises en otage par les politiques en mal de mobilisation. Que ce soit pour attiser les foules autour d'objectifs qui débordent du «linguistique» (Cf. programmes des partis politiques de la Kabylie) ou bien pour réduire à néant la revendication linguistique (Cf. la mouvance islamiste organisée et, dans une certaine mesure, les arabo-nationalistes). Or, récemment, l'émergence du Hirak sur la scène de l'histoire aura brisé bien des peurs et des interdits pour permettre une expression enfin libérée. La question identitaire - ou appelée comme telle par ses promoteurs - étant d'un intérêt général, elle nous oblige toutes et tous. Le fait que la revendication linguistique berbérophone aboutisse après tant de luttes et de souffrances est, en soi, un acquis démocratique historique, pour notre pays. Il faudra donc en préserver l'aboutissement car cela contribue à tisser la toile de la démocratie linguistique. En effet le principe universel de cette dernière est que les locuteurs ayant une langue maternelle de la nation puissent accéder à leur langue et que la communauté nationale pourvoie à son développement et à sa protection. Les langues maternelles en Algérie, ce sont quelques langues berbères bien identifiées, mais également la darija (principe défendu par le MCB, dès la première heure). Une partie du chemin a été parcourue, il reste à faire émerger la darija. L'atteinte de la démocratie linguistique, on le voit, est encore à venir. A cette vision, somme toute moderne et démocratique, s'opposent des forces politiques qui disent «craindre» pour l'unité de la nation. Or l'unité nationale a commencé à se cimenter autour du Mouvement national, puis de la lutte pour l'Indépendance nationale; non pas en arabe classique, mais bel et bien dans les langues maternelles de la nation. Par conséquent, c'est même l'inverse qui s'est produit! On nous oppose que la darija est une sous-langue qui pervertit la pureté de l'arabe. Or la darija est une évolution du punique, qui elle-même était la langue de la civilisation carthaginoise. Par conséquent elle était la langue la plus parlée du Maghreb (y compris dans la Numidie de Massinissa), 1000 ans avant l'arrivée des Arabes. Comment peut-elle avoir été présente avant la langue-mère? Par conséquent c'est l'inverse qui s'est produit! On dit également que la multiplicité des langues et, plus particulièrement la darija constitue une menace pour la langue du Coran dont nous sommes les protecteurs, devant Dieu. Or c'est grâce à la darija, plus particulièrement, que l'islam a été introduit au Maghreb. Arabe et darija ont marché main dans la main des siècles durant. Par conséquent, c'est l'inverse qui s'est produit! On le voit, ce qui concourt à rassembler ce sont les langues maternelles (langues berbères + darija). Ce qui concourt à diviser, c'est leur négation ou bien leur mise en confrontation. Nous disions plus haut que le principe de démocratie linguistique vise à assurer aux langues maternelles protection institutionnelle et moyens de développement. Or certains voudraient, en imposant la généralisation de tamazight, tourner le dos à ce principe universel et, dans la foulée, opposer amazighophones à darijaphones. Les mêmes semblent offusqués dès qu'une opinion divergente leur est opposée. Attention, à vouloir «sacraliser» une question aussi sensible que la langue maternelle, on touche à l'essence même de la personne humaine. Il faudra donc raison garder. On nous dit que nous sommes «Arabes» par la religion et «Amazighes» par l'histoire. Or la religion n'a pas de langue -70% des musulmans sur terre ne sont pas arabophones. Quant à l'hégémonie attribuée à l'identité amazighe, elle apparaît toute relative dans l'histoire effective du Maghreb. Il y avait des populations multilingues (appelées par les Romains «berbères» parce qu'elles ne parlaient pas latin) qu'il serait plus rigoureux d'appeler les autochtones. C'est la descendance de ces autochtones maghrébins qui a réussi à pérenniser la darija (anciennement «punique») et les variétés berbères (anciennement «libyque»). Riches des apports des différentes civilisations qui ont occupé le Maghreb, nous sommes, de nos jours, la synthèse d'un passé que l'on ne peut travestir sans risques. De fait, les variétés berbères ainsi que la darija sont les vraies langues maternelles qui ont rendu possible cette culture commune qui constitue le socle de notre identité contemporaine: l'algérianité. Il serait temps que le terrain de nos confrontations politiques et idéologiques se déplace vers cette source revivifiante qu'est l'algérianité. C'est autour de cet axe que l'avenir pourra s'écrire de toutes nos mains, sans toutefois renier les contradictions socio-économiques qui en sont le moteur. C'est autour de cet axe qu'il nous faudra lire l'histoire (et non pas les fictions même si elles émanent des puissants) et garantir la pérennisation de notre socle national. * Linguiste, auteur de «Après tamazight, la darija»Editions Frantz Fanon, 2020