L'islam, les musulmans, le choc des cultures et celui des civilisations, toutes ces questions provoquent et vont continuer à provoquer, pendant fort longtemps, d'intenses débats et de violentes manifestations de par le monde. L'affaire des caricatures danoises a empoisonné les relations, déjà tendues et passablement hypocrites, entre le monde occidental et les peuples arabo-musulmans, surtout depuis la guerre du Golfe et la plongée de l'Irak dans un statut néocolonial, à contresens de l'histoire. A l'issue du dernier conseil des ministres, et à l'initiative du président Abdelaziz Bouteflika, un communiqué a stigmatisé les caricatures du Jyllands-Posten, exprimant l'indignation de l'Algérie et soulignant que «le peuple algérien a été profondément blessé, tout comme plus d'un milliard d'hommes et de femmes musulmans, par les actes ignobles et les outrages indécents à la sainteté de l'islam et de son Prophète» (Qsssl). Cette réaction peut paraître tardive, mais elle traduit, en fait, le souci d'une position mûrement réfléchie, fondée sur l'examen des récents événements qui ont agité la scène internationale et particulièrement arabo-musulmane. Ce n'est pas par hasard que le même texte insiste sur le fait que «l'Algérie croît profondément dans les vertus de la tolérance et dans les avantages du dialogue entre les peuples, entre les cultures et entre les civilisations». Quand on considère la polémique née autour des caricatures ainsi que la levée de boucliers européenne, puis occidentale, en réponse à la réaction indignée des peuples musulmans, sous prétexte de défense de la liberté d'expression, on est forcé de se poser la question: les auteurs de cette agression ont-ils été mus par une bêtise et une ignorance des principes de la religion musulmane, inconscients de l'ampleur de la protestation que leur acte pourrait engendrer? Ou, au contraire, s'agissait-il d'une attitude réfléchie qui obéit à une démarche politique tributaire de la résurgence d'un racisme européen triomphant? A priori, tous ceux qui ont plaidé la méconnaissance du dogme islamique ont fait montre de duplicité, surtout lorsqu'ils ont critiqué l'indignation des millions de musulmans de par le monde, comme si le droit de bafouer les croyances et de ternir les valeurs d'un milliard deux cent millions de fidèles était plus sacré que celui du droit au respect des religions. A l'heure de la mondialisation, nous voyons bien, tous les jours, que, la colonisation devenue obsolète et le néo-colonialisme résurgent, la caricature de «Tintin au Congo» a cédé maintenant la place à la caricature de «Mohamed-le-terroriste», segment fondamental du discours sur le choc des cultures qui prône un comportement attentatoire à une religion, pourtant connue pour ses valeurs universelles de paix, de progrès et de tolérance. Ce que l'on doit savoir, c'est que le quotidien danois qui osa publier les caricatures du Prophète ( Qsssl ) est un fervent partisan de l'islamophobie et développe des liens, via l'Institut néo-conservateur danois Cepos, avec Georges Shultz, mentor idéologique du cartel texan qui gravite autour de l'administration Bush-Cheney. A contre-pied des recommandations du Premier ministre Poul Nyrup Rasmussen, qui préconisait de s'abstenir de publier des éditoriaux incendiaires contre les musulmans, au lendemain de septembre 2001, le Jyllands-Posten écrivait que les attaques contre le WTC «démontrent le bien-fondé de la thèse sensationnelle mise en avant par le professeur Samuel Huntington (...) dans son livre «Le Choc des civilisations». Le journal opposait aux «idéaux de liberté de l'Occident» «la perception moyen-âgeuse du monde» par l'islam. Commandées par Flemming Rose, un nom de roman noir mais bel et bien responsable des pages culturelles du journal, les caricatures indignes ont été publiées, malgré les avis éminents d'experts universitaires danois. Ce même Rose signait, en octobre 2005, un entretien avec Daniel Pipes, islamophobe américain patenté et membre du Meadle East Forum qui mène une politique active d'intimidation à l'égard de tous les intellectuels, même juifs, quand ils s'aventurent à critiquer la politique israélienne. Quant aux réactions solidaires, notamment en France où l'association Reporters sans frontières a aussitôt défendu le «droit» du Jyllands Posten à caricaturer l'islam, contentons-nous de rappeler les liens étroits de cette mouvance avec Otto Reich, actuel envoyé spécial du président Bush pour l'Amérique latine et néanmoins ancien conseiller spécial de... Shultz pour l'Amérique latine, de 1983 à 1986. En fin de compte, il faudrait être foncièrement dupe du miroir aux alouettes de la communication occidentale pour croire que l'opération du Jyllands Posten est un geste maladroit. Bien au contraire, il s'agit d'une pièce en plusieurs actes visant à: 1- développer l'islamophobie en Europe et dans le monde occidental; 2- nourrir le racisme et le rejet des communautés musulmanes vivant en Europe principalement; 3- étayer la thèse du terrorisme islamique face auquel Israël est en danger, surtout avec la menace nucléaire iranienne Lors de leur première publication, en septembre, les caricatures n'avaient suscité que fort peu de réactions, la toute petite communauté musulmane danoise ayant vainement protesté. C'est en janvier que leur réédition, en pleine crise sur le nucléaire iranien, a finalement débouché sur les tensions escomptées. Entre-temps, leur reproduction a fait tâche d'huile, 143 journaux de 56 pays, essentiellement occidentaux, ayant publié les minables dessins du Jyllands-Posten. C'est à un véritable travail de conditionnement et d'exploitation de la peur de l'opinion occidentale qu'on a donc à faire, à travers cette manipulation qui joue sur le registre des haines archaïques de l'islam. Depuis les attentats du 11 septembre et au lendemain du déclenchement de la seconde Intifadha, les néo-réactionnaires européens et américains ont repris du poil de la bête et jouent les pompiers-pyromanes, attisant à grands bras les braises de l'islamophobie et encourageant la résurgence des vieux démons de l'Europe, ceux-là mêmes qui ont conduit à l'Holocauste. C'est au nom de la démocratie et de la liberté d'expression qu'ils légitiment l'ingérence et la mainmise sur les richesses dans les pays musulmans. C'est au nom de cette même démocratie qu'ils ciblent les communautés musulmanes en Europe, coupables, à les entendre, de sentiments antisémites et de rôle de réservoir pour l'extrémisme islamique. Concept ô combien dangereux, le discours sur le Choc des civilisations est en train d'être rentabilisé par des cercles d'influence opaques dont la stratégie première est de remodeler la région du Moyen-Orient en fonction de paramètres stratégiques et d'intérêts économiques dont le moins qu'on puisse dire est qu'ils ne concernent pas les peuples de la région. En fin de compte, ni les peuples musulmans ni les peuples occidentaux n'ont vraiment intérêt à revivre les guerres de religion susurrées par la théorie du Choc des civilisations. La méconnaissance est certes importante sur les deux rives des civilisations concernées, mais elle n'est pas porteuse d'une hostilité atavique. Par la pédagogie et par le renforcement du dialogue entre les peuples, les cultures et les civilisations, on doit, et on peut, oeuvrer à cimenter la tolérance et désarmer les chevaliers de la haine ordinaire.