La population de Zéralda croit dur comme fer que le jeune Abikchi Fayçal a été entraîné dans un guet-apens. L'épaisse fumée qui se dégageait encore de la BDL locale, totalement brûlée, le dispositif policier impressionnant qui quadrillait les accès de la ville et les dizaines de jeunes décidés à «remettre ça», renseignaient sur cette deuxième journée de tensions vécues par Zéralda. La mort du jeune Fayçal dans les locaux de la sûreté de daïra de Zéralda n'avait pas fini, hier, d'alimenter les tensions . Plusieurs magasins du centre-ville ont baissé rideau. L'APC, fermée elle-aussi, a subi la colère des citoyens qui se sont acharnés à casser tout ce qu'ils trouvaient prenable de l'extérieur. La kasma du FLN a été partiellement saccagée, ainsi que les cabines téléphoniques installées depuis peu dans le centre de Zéralda. Durant toute la matinée d'hier, la famille, les amis et un grand nombre de journalistes, dont certains étrangers, attendaient d'en savoir plus sur les circonstances de la mort de Fayçal. A midi précisément, des renforts policiers arrivent encore. Des jeunes qui étaient attroupés dans le centre-ville sont embarqués par des policiers des Bmpj. La tension monte de plusieurs crans et le mot d'ordre est lancé : de nouvelles émeutes après l'enterrement. Chez la famille Abikchi, l'heure est aux lamentations, aux pleurs et aux déchirements. La maison familiale est située à la sortie ouest de la ville. L'afflux de gens vers la demeure des parents de Fayçal est impressionnant et donne la pleine mesure de l'estime porté à cet humble serrurier de 30 ans par les jeunes de Zéralda. Tous veulent parler, dire un mot, apporter un ultime témoignage en faveur d'un jeune garçon «exemplaire». Le grand-père de Fayçal nous fait entrer dans la chambre du défunt: «Voici la chambre où il allait vivre avec sa femme. Regardez, il avait tout acheté, tout préparé pour célébrer son mariage.» On nous fait visiter son atelier de travail situé derrière la façade, et on pouvait voir des portes faites de tôle renforcée et d'autres travaux qui faisaient vivre dans l'aisance sa famille. Pointant un doigt accusateur vers la police, la famille de Fayçal parle de guet-apens: «Il dormait lorsqu'il a été appelé à sortir? Qui l'a appelé? On n'en sait rien. Mais il s'est dirigé directement vers la police. Pourquoi? Parce qu'il avait un différend avec un policier à propos de son ex-fiancée. Celle-ci était promise à Fayçal, avant de rompre pour nouer une relation avec le policier. Sa famille devait restituer la dot, mais il n'en fut rien et ni les 10 millions, ni la parure en or n'ont été restitués à ce jour. Je pense que Fayçal a été attiré dans le commissariat pour être averti et mis en garde, et je pense que les choses ont mal tourné et ont conduit à l'assassinat. Fayçal est un grand gaillard qui ne se laisse pas faire. C'est clair. Je ne pense pas qu'il ait voulu s'attaquer aux policiers de permanence avec une hache. Ils auraient pu le blesser, tirer dans les jambes, mais pas dans le coeur et dans la tête. Les blessures légères des deux policiers ne sont pas le fait d'un objet tranchant». Sa mère fait irruption dans la chambre: «Ils ont tué mon fils ! Ils l'ont fait, les assassins». Les pleurs des femmes reprennent et il n'est plus possible de soutenir pareille scène. Les policiers de Zéralda sont tendus. Appuyés par plusieurs dizaines de policiers envoyés en renfort pour contenir les émeutiers, ils grincent des dents. «Voilà ce que peut faire une femme ! Jouer avec deux hommes et mettre une ville entière à feu et à sang », nous lance l'un d'eux. Nous nous hasardons: «N'y a-t-il pas une bévue de votre part». «Ecoutez, je peux ne pas vous répondre, mais je jure par Dieu que si on pouvait le neutraliser, le ligoter jusqu'au matin, on l'aurait fait volontiers. Le type est un balèze qui a foncé droit sur nous avec la rage incontenable d'un amoureux éconduit. Il aurait pu continuer à dormir chez lui et on aurait fait tous l'économie de cette lamentable journée». Dans l'enceinte hospitalière de Zéralda, c'est le black-out total. On ne pouvait avoir accès ni au certificat du médecin légiste, ni aux premières constatations de l'autopsie. Cependant, on trouve un infirmier qui était de garde la nuit de la mort de Fayçal. «Je peux vous confirmer qu'au moins deux balles l'ont touché. L'une à la tête, l'autre au thorax. Il a perdu beaucoup de sang, il n'a pas été secouru à temps, et il est arrivé chez nous agonisant. Nous n'avons fait que constater le décès.» L'enterrement a eu lieu à 15 heures précises. On craignait le pire, mais la population, tout comme la police, a eu une attitude digne. Les obsèques ont eu lieu dans le recueillement et l'apaisement, et à la fin de la cérémonie chacun est rentré chez soi, essayant de raison garder. Un petit attroupement, vite dispersé, a eu lieu, mais il était dit que les choses, pour l'instant, allaient en rester là. Diligentées par le directeur général de la Sûreté nationale, plusieurs brigades de recherches scientifiques ont travaillé d'arrache-pied toute la journée pour tirer l'affaire au clair, au plus vite. Les services de la police judiciaire d'Alger ont ouvert une enquête pour déterminer «les circonstances exactes» du décès de Abikchi Fayçal, suite à sa mort survenue à l'intérieur de la sûreté de daïra de Zéralda, confirmant qu'il a été bel et bien tué à l'intérieur des locaux de la police. Un PV de la sûreté de Zéralda fait état de «l'irruption de Abikchi Fayçal, âgé de 30 ans et demeurant à Zéralda, le 5 mars 2006 vers 3h20 du matin, au siège de la Sûreté de daïra de Zéralda, muni d'une hache pour s'attaquer et blesser trois policiers qui étaient de permanence, dont deux grièvement». Le PV précise que «devant cette situation, le policier chargé de la sécurisation du siège, a fait usage de son arme de service en atteignant le citoyen», et soulignant qu'il a été évacué par la Protection civile vers l'hôpital de Zéralda, où il devait succomber des suites de ses blessures. Dans un souci de transparence et afin de circonscrire toute extrapolation de cette affaire, la Dgsn a indiqué également que «le parquet compétent a été saisi aussitôt de cette affaire et a ordonné l'ouverture d'une enquête judiciaire, actuellement en cours», tandis que le wali d'Alger a appelé les citoyennes et les citoyens de la ville de Zéralda à «faire preuve de sérénité et contribuer à l'apaisement». Un autre acte de la violence urbaine a été ouvert et clos dans la douleur et dans le sang. La manipulation dont parlent les autorités ne tient pas la route plus de deux minutes devant l'énormité de l'acte, la spontanéité des émeutes et le climat de suspicion et de doute qui a entouré cet assassinat, aussi accidentel fut-il. On peut regretter qu'aucun officiel ne se soit déplacé chez la famille de Fayçal, comme on peut regretter que les citoyens ne trouvent plus, en pleine démocratie, que les émeutes pour faire entendre leur voix, et surtout pour exprimer un ras-le-bol qui s'affiche au quotidien. Et sur ce plan-là, les émeutes de Zéralda ont constitué un autre exutoire pour une jeunesse qui ne supporte plus la hogra.