L'Expression: Dans votre dernier livre «Le Sel de tous les oublis» votre personnage principal s'appelle Adem. Il se retrouve perdu à cause d'une femme... Est-ce une façon métaphorique de souligner le malheur de tout homme qui se hasarderait à vouloir croquer le fruit défendu? Les femmes sont-elles condamnées (en raison aussi de certaines traditions éculées) à être perçues comme des êtres diaboliques ou des tentatrices? Yasmina Khadra : À aucun moment de mon roman, je n'ai présenté la femme comme une diablerie incarnée ou une tentation malsaine. Dalal est une épouse qui s'est lassée de n'être qu'une ombre chinoise sur l'écran blanc d'une vie conjugale monotone. Elle a rencontré l'amour ailleurs et a décidé de le suivre. Dalal ne représente qu'elle-même. Et Adem, aussi. Il pensait être à l'abri dans son petit confort de mari, servi, blanchi et bichonné. Il se trompait grossièrement. Le départ, la rupture brutale avec sa femme va l'éveiller à son inconsistance. Adem s'aperçoit que le vrai repère de sa vie était Dalal. Dalal partie, il est totalement largué. Combien d'hommes ne voient en leur épouse qu'un être subalterne? Combien d'hommes sont persuadés que leur femme leur doit Notamment, chez nous, avec nos mentalités constamment en retard d'une présence d'esprit. «Le Sel de tous les oublis» est l'histoire d'une méprise, d'un choc émotionnel, d'un fait accompli que rien ne rectifie. C'est aussi le livre des rencontres, le voyage initiatique de tout un chacun à travers une Algérie qui renaît à elle-même, avec ses traumatismes et ses espérances, sa foi et ses doutes, ses braves et ses opportunistes, sa touchante inadvertance et les périls qui guettent son innocence. Je me souviens des années 1960 en Algérie. Chaque matin avait un arc-en-ciel à offrir à mes rêves d'enfant. Je voyais les Algériens comme des centaures, beaux et vaillants. Notre génération avait tellement confiance dans les lendemains. Partout, on ne rencontrait que des êtres de lumière. Rien ne nous enchantait plus que la promesse de faire de notre pays un éden. Nous avions la foi et la volonté de transcender toutes les chimères pour ériger une stèle à chaque pas et être digne de chaque martyr, de chaque veuve et de chaque orphelin. C'était les années des défis et des serments. Rien à voir avec l'Algérie d'aujourd'hui, celle des ogres insatiables et des traîtres zélés, de ceux qui encensent les vauriens et enfument les génies. J'avais besoin de revisiter cette époque, d'en tendre de nouveau la voix des gens ordinaires qui savaient dire les choses avec justesse, humilité et sagesse. Une époque où la femme avait toutes les chances d'éclairer les hommes et surtout, le courage de les remettre à leur place. Votre écriture dans ce roman est encore plus visuelle, charnelle et sensuelle. En un seul mot, poétique! D'où avez-vous puisé l'idée du roman pour raconter cette histoire qui part d'un échec, mais qui tourne autour de la dépossession de l'amour d'une femme et donc du manque du désir de vivre... Je pratique la littérature comme un art. Ecrire ne se résume pas en une juxtaposition de vocables savants ou à une histoire qui se raconte sur un ton monocorde. Ecrire, c'est réinventer une langue, lui insuffler une âme, happer le lecteur et le catapulter à travers mille émotions. Pour y parvenir, il faudrait proposer un univers concret, tangible, avec ses odeurs, ses bruissements, son pouls. Tout mon travail s'articule autour de deux éléments: l'atmosphère et le rythme. Si j'arrive à mettre en place, de façon convaincante, ces deux éléments, mon histoire coulera d'elle-même et je me surprendrai à la vivre pleinement au lieu de l'écrire. C'est justement cela qui met le lecteur en situation. Il ne lit plus, il voit, touche du doigt, sent, frémit, rit, pleure, marche parmi les personnages, en aime certains, en déteste d'autres. Si le lecteur reste à la périphérie des émotions, conscient qu'il a sous les yeux un livre et non un écran vivant, c'est, pour moi, la faillite. Quant à la poésie, elle relève de ma sensibilité d'enfant du désert. C'est l'héritage de mes ancêtres, des poètes du monde qui m'ont émerveillé, d'El Moutanabbi à Rimbaud, de Moufdi Zakaria et Alvaro Mutis, d'Al Khalifa à Issa El Jarmouni, car tout me devient musique cosmique lorsqu'une voix chante et fait vibrer mes fibres comme les cordes d'une cithare. Le titre du roman part d'une chanson dans une gargote à Blida. L'histoire part d'un village de la Mitidja, sans doute d'El Affroun. Et puis, il y a les routes, les sentiers battus et le chemin de traverse, les rencontres avec les gens qui ne nous ressemblent pas et qui, pourtant, sont les maillons de notre complétude. Mon roman pose des questions cruciales et propose quelques leçons de vie. Personnellement, j'ai plus appris avec des inconnus croisés sur mon chemin qu'avec mes proches. Pensez-vous donc qu'on peut effacer les échecs sur le dos de l'oubli, mais après une bonne dose de larmes salées et recommencer? Je l'ai déjà écrit. A maintes reprises. L'échec n'est qu'une prise de conscience, il nous dit que d'autres voies sont possibles, qu'il suffit de s'en instruire pour repartir plus aguerri, plus alerte, plus averti. Celui qui s'arrête à un échec n'en a rien compris. La vie est une quête permanente, non de la vérité, mais de la réponse. Parfois, on se pose les mauvaises questions. Forcément, on tape à côté. Mais si nous faisons montre de plus de perspicacité, de faire d'un échec une leçon de vie, nous pourrons passer à autre chose avec plus de lucidité. On ne vit qu'une seule fois, pourquoi ne pas se relever lorsqu'on tombe, pourquoi ne pas tordre le cou à la désillusion et traquer son oasis parmi les mirages? Le bonheur est une question de mentalité. C'est un choix, une détermination. Rien ni personne ne nous interdit de rêver, sauf nous-mêmes. Il est des gens, avais-je écrit quelque part, qui, si on venait à étaler sous leurs yeux toutes les splendeurs de la terre, ils n'y verraient que leur propre noirceur. Et d'autres qui font, de toutes les couleurs qu'on leur en fait voir, un arc-en-ciel. C'est à chacun de décider de ce qu'il voudrait faire de sa vie: une joie ou bien une peine. Certes, les vicissitudes seront toujours là, ainsi que les infortunes. Mais ce ne sont que des accessoires. La baguette magique est dans les esprits. Les déboires, qui ont jalonné mon existence, auraient pu venir à bout de ma patience si je n'avais pas décidé d'en faire ma force. On ne défigure que les masques, jamais les figures racées. «Le Sel de tous les oublis» de Yasmina Khadra, éditions Casbah, 287 pages, 1300 DA.