Auteur à succès universel, Yasmina Khadra donne un nouveau rendez-vous à ses lecteurs à la faveur de la sortie en librairie de son roman "Le sel de tous les oublis". Un texte qui nous emmène dans les méandres d'une histoire humaine tragique, celle d'Adem quitté par son épouse. Bouleversante histoire qui nous rappelle que "la femme est l'avenir de l'homme". Un roman qui signe la rentrée littéraire. Au fil des pages, du mari que l'on devine aimant et attentionné, Adem se transforme en une pathétique épave qui en veut au monde entier. La cure à son cœur brisé ? Errer, rechercher non plus quelqu'un, puisqu'il ne tente même pas de retrouver son épouse, mais quelque chose d'insondable, d'inatteignable. Au rythme d'un roman par an, Yasmina Khadra a décidément un imaginaire poétique et une verve inépuisable. Sinon, comment traduire cette "boulimie" livresque que ses lecteurs guettent avec impatience. Le dernier en date, annoncé depuis plusieurs semaines, était sur toutes les lèvres, et le "teasing" médiatique autour de ce nouveau texte a fini par en faire l'œuvre la plus attendue de la rentrée, voire de l'année. Le Sel de tous les oublis, tel est donc le titre de l'œuvre en question. L'histoire se déroule au lendemain de l'indépendance, en 1963. Adem Naït Gacem, instituteur en apparence bien sous tous rapports, découvre, un soir en rentrant chez lui, le départ de son épouse Dalal. Sans préavis, sans rien laisser apparaître en amont, la femme de sa vie est bien décidée à en découdre avec des années de bonheur factice, et, le contentement – ou aveuglement – de son mari aidant, elle aspire plus que jamais à redonner un sens à son existence dans les bras d'un autre. Au fil des quelques premières pages, du mari que l'on devine aimant et attentionné, Adem se transforme en une pathétique épave qui en veut au monde entier. La cure à son cœur brisé ? Sortir, s'enfuir, errer, rechercher non plus quelqu'un, puisqu'il ne tente même pas de retrouver son épouse qui l'a fait cocu, mais quelque chose d'insondable, d'inatteignable. Un courage qui l'a déserté depuis longtemps, un orgueil qu'il avait tu pendant ses années de mariage, et des démons qu'il croyait vaincus refont surface. En se mesurant enfin au monde réel (l'a-t-il jamais vraiment connu, finalement ?), au travers de rencontres avec des vagabonds, des aliénés, Adem devient l'ombre de lui-même. Les voyages initiatiques sont censés être une expérience spirituelle et humaine unique. Or, dans le cas d'Adem, ce long périple, commencé à Blida pour aboutir à l'autre bout du pays, ne fait naître en lui que mépris envers ceux qu'il croit moins bien lotis que lui. Devenu le Diable au royaume des Enfers, l'instituteur voue aux gémonies désormais tout ce qui a trait au bonheur et aux relations humaines. Tel un vieillard aigri, n'ayant plus de comptes à rendre à quiconque, Adem, relégué au rang de paria, refuse d'ouvrir les yeux et de regarder la vérité en face : il tente de se redonner une consistance en hurlant à la gueule du monde. "Un type bizarre qui notait tout dans son cahier en snobant son monde, alors qu'il était le plus à plaindre d'entre tous les ouvriers", observe l'un des personnages. "Des parcours brisés" L'aventure de ce "Don Quichotte des temps modernes" ne saurait avoir de sens sans les personnages atypiques que Khadra, devine-t-on, s'exalte de composer, avec leur folie, leurs démons et le côté enfantin de certains. À l'exemple des Laïd et Driss, rencontrés dans un asile ; Mika, le nain affable d'un roman antérieur (Les Agneaux du Seigneur), reclus dans une grotte et qui a dû affronter un monde pour s'y faire une place ; Mekki et son épouse Hadda en qui Adem croit enfin avoir trouvé sa planche de salut, et bien sûr, sa femme Dalal. La présence féminine par ailleurs est le moteur de tout le roman. Elle est son instigatrice et son antagoniste. Dalal fait sombrer son mari dans la folie, mais c'est Hadda (mi-ange, mi-démon) qu'Adem veut souiller dans un dessein de vengeance, qui finit par lui faire assimiler ce qu'il a toujours refoulé : sa monstruosité. Quant aux autres personnages, ils sont en réalité ces êtres meurtris qu'on veut cacher et dont on ne parle pas. Des parcours brisés par la vie et les hommes. Ces portraits nous permettent également de voir un tout autre visage de la révolution, au lendemain d'une liberté et souveraineté arrachées au prix du sang et des larmes. Qu'en est-il de ceux-là justement ? Des laissés-pour-compte, quelle fut leur place dans l'Algérie indépendante ? Quel regard portait-on sur eux dans cette nouvelle patrie censée faire de la solidarité son principe fondamental ? Khadra traite pour la première fois, dit-il, de la période postindépendance. Son analyse aboutit sur une réflexion sans compromission en ce qui concerne "les nouveaux maîtres – autoproclamés – du pays" (p. 240). Un amer retour à la réalité saisit le lecteur ; après les promesses chimériques, viennent la confiscation des libertés, les manigances et la course à qui accaparera le plus de pouvoir et d'argent. Les vestiges d'une libération accouchée au forceps Sans foi ni loi pour certains, à l'image du mouhafed, personnage acariâtre représentant l'autre versant, le plus pernicieux sans doute, des conséquences de la guerre. Il incarne la perfidie, la paranoïa, l'appât du gain et la tyrannie qu'il exerce aléatoirement contre qui oserait réclamer ses droits les plus basiques. "La libération du pays n'est pas une fin en soi", lance le mouhafed à l'adresse d'Adem, ramassé dans la bicoque d'un couple qui l'hébergeait en contrepartie d'une lettre adressée à Ben Bella afin de sauver leur bien, que le jeune commissaire politique voulait accaparer. "Il nous reste à dératiser nos contrées d'une certaine vermine. Nous avons des espions et des harkis encore parmi nous et qui cherchent à torpiller nos projets (...)." Khadra excelle également dans la mise en abîme à travers le personnage de Mika, comme nous l'avons relevé plus haut, et du boxeur Turambo, Les anges meurent de nos blessures. Trois personnages et trois entités temporelles s'entrechoquent, délivrant chacune d'entre elles un pan de l'Algérie, qui se regardent en chien de faïence. Yasmina Khadra, dans une entreprise de réconciliation avec un passé et une histoire confisqués, donne la parole à un aliéné qui cristallise à lui seul les crispations, les afflictions et les rendez-vous manqués d'une nation, mais aussi ses hommes et ses femmes qui se battent tant bien que mal pour leur dignité. Yasmine Azzouz Yasmina Khadra, Le Sel de tous les oublis, éditions Casbah, 287 pages, 1 300 DA. Dans les librairies à paraître du 20 août 2020.