«Il n'y a pas de murs sur les routes pour cocher dessus.» Inébranlable, Dalal annonce, sans préliminaires, à son mari Adem qu'elle va le quitter. Près de la porte, la valise est déjà prête. Dalal aussi. Après lui avoir avoué le tarissement de son amour pour lui. Aujourd'hui, cette scène semblerait banale et très fréquente, sauf que l'histoire se déroule à Blida, une année après l'indépendance. Ainsi commence ce dernier roman de Yasmina Khadra et la descente aux enfers d'Adem Naït Gacem, instituteur dans une école primaire, à Blida, dans les années 60. L'instituteur quitte tout, il va d'errance en désespoir et sombre dans la boisson pour ne pas penser. Peine perdue puisqu'il n'arrive pas à oublier et à tourner la page en se remettant en question. Dans un état éthylique avancé, il se retrouve à demi-mort dans l'hôpital psychiatrique de la ville où il fait la connaissance de patients tout aussi déglingués que lui. Chacun portant son fardeau caché comme il peut, plus dans les entrailles que dans la mémoire. Un des patients ne sait même plus depuis quand il a été interné et encore moins la raison. «Je n'en ai aucun souvenir. D'ailleurs je ne me souviens de rien. J'suis pas triste parce que je suis à l'hôpital ; je suis triste parce que je n'ai pas d'histoire.» (p.51) Adem retrouve sa liberté pour être jeté dans l'errance qui l'attend pour le mener vers l'inconnu, à travers des chemins de chèvres afin de ne pas rencontrer ses semblables et raconter son histoire. Un personnage à la faconde à la limite de l'exubérance croise son chemin et prend en charge un Adem épuisé, mourant de faim. Un personnage comme seul Yasmina Khadra peut en créer, en l'habillant d'une histoire et d'un passé qui en font un damné, un intouchable. Il s'appelle Mika, diminutif de Michel, alors que c'est un musulman et né en terre algérienne. Son drame est qu'il est nain, pas beau, issu d'une grande tribu dont son père était le chef. À sa naissance, le procréateur, ,en voyant le bébé, décide de l'abandonner à la porte du couvent des Sœurs blanches. Adopté, il est baptisé Michel. Sa vie s'est arrêtée un jour où, en rentrant, il tombe sur les corps de deux Sœurs blanches assassinées. Son calvaire vient de commencer. Mika est heureux comme tout d'avoir un compagnon avec qui parler mais Adem est une véritable tombe qui ne sort pas un mot en dehors du minimum. Avec du temps et de la patience, il le réconcilie avec lui-même et la nature, loin de la proximité des hommes que Adem fuit comme la peste pour leur malveillance et leur degré de nocivité. Dans le gîte de Mika, loin des bruits humains, «il aurait aimé faire corps avec la pierre sur laquelle il était assis, que le temps s'arrête, qu'il n'y ait rien au monde que cette vallée oubliée des hommes et restituée à ses bêtes sauvages pour que la nature soit sauve.» (p.109) Avec la compagnie de Mika, l'instituteur qui pensait avoir une vie bien ordonnée même si elle fut banale se demande s'il peut réapprendre à vivre, oublier le passé raturé à tout jamais par Dalal. «Mais pourquoi m'a-t-elle quitté?» est devenu une obsession qui ne cesse de le tarauder. Pourtant, son oncle, cul-de-jatte, a déjà répondu à cette question : «Dalal t'a quitté parce qu'elle ne t'aimait plus.» (p 128). Au lieu de tirer un trait sur ce passé, Adem s'obstine à le garder au plus profond de lui, cadenassé. Comment avouer même à une personne la plus intime que sa femme le quitte parce qu'elle ne l'aime plus ? Impensable. Alors autant se murer dans le silence. Sa rédemption se trouve donc au bout de la route qui ne lui oppose aucune frontière, aucun barrage. Le second personnage qu'ils rencontrent s'appelle le forestier. Ils le trouvent dans sa cabane blotti sur un monticule où personne ne vient et où il n'a aucune forêt mais tout content d'avoir de la compagnie. Durant la discussion, grisé par un mauvais vin, l'homme au treillis débraillé se gargarise d'un fait d'armes. Il s'enorgueillit d'être l'auteur de l'assassinat des Sœurs blanches. Mika ne se retient pas et lui assène un coup de poignard. Ensanglanté, il disparaît dans la nuit et la neige. Adem est frappé par la force de ce résidu de la nature qui a réussi à faire fuir un tel mastodonte. S'ensuit la seconde partie de ce livre avec deux autres personnages forts en couleurs. Le premier, Ramdane Bara, est le mouhafedh de la région qui fait la pluie et le beau temps, dans une totale impunité. Il s'approprie tout bien qui l'intéresse et entre autres un domaine agricole appartenant à Mekki, cloué sur une chaise roulante qui vit avec sa femme Hadda. Ramdane Bara convoite depuis longtemps cette ferme qu'il veut offrir à sa femme comme résidence secondaire. Les occupants ne l'entendent pas de cette oreille mais, malheureusement, ils ne trouvent personne assez courageux pour leur écrire une lettre au président de l'Algérie indépendante. Adem que le hasard a dirigé sur cette habitation a été accueilli avec hospitalité. Il s'engage à écrire la requête et il le fait. Le mouhafedh le lui fait payer cher. Adem qui passe son temps de répit à écrire sur un cahier racorni parle de cette cohorte de parvenus. «Par-dessus les décombres de toute révolution, une race de vautours se fera passer pour des phénix qui n'hésiteront pas à faire des cendres de martyrs de l'engrais pour leurs jardins, des tombes des absents leurs propres monuments et des larmes de veuves de l'eau pour leur moulin.» (p.241). Le second personnage de ce livre prenant est celui de Hadda, la femme de Mekki, qui a perdu la moitié de son corps en sautant sur une mine. Après le départ de sa ferme pour un autre, c'est la première fois qu'il voit de près une autre femme. Adem est fou de Hadda, originaire d'une tribu où la parole donnée vaut plus que de l'or. L'amour fou d'Adem pour Hadda relève de l'impossible à cause des valeurs sociales dans un milieu tribal où tous les liens sont alimentés par les us et coutumes ancestrales. Adem a réussi à parler devant Hadda en lui ouvrant son passé mais l'honneur de la tribu est sauf, au final. La fin de l'histoire est à découvrir. Yasmina Khadra n'est jamais à court de sujets. Il est intarissable. Du livre politique L'attentat ou Les hirondelles de Kaboul, il excelle dans la fiction narrative qui s'abreuve du vécu et du réel tout en se permettant d'amadouer le verbe et d'apprivoiser la langue. Un livre à lire au moins pour une raison. Ce tableau de maître pour la description au scalpel de la vie des Algériens au lendemain de l'indépendance qui constitue indéniablement toute la trame de ce merveilleux roman. Enfin, bravo à Yasmina Khadra de dédicacer son dernier-né à «deux Algériens nobles et généreux», il s'agit en l'occurrence de Kaddour M'hamsadji, le doyen, et de Mouloud Achour, une des plus belles plumes et qui a accompagné bon nombre d'auteurs algériens aujourd'hui consacrés. A. Toudert Le sel de tous les oublis, roman ; éditions Casbah, 287 pages. Prix : 1 300 DA.