Somoud et Djazaïrouna ont une approche différente sur le fond et sur la forme. En face de la Grande-Poste, quelques dizaines de personnes, bien encadrées par un cordon sécuritaire impressionnant et des journalistes, tentent de faire entendre leurs voix. Les passants se retournent, se posent des questions puis repartent dans leur nonchalance. Ils confondent l'attroupement avec celui des familles de disparus. Même les journalistes n'ont pas su faire la différence. Les femmes, plus nombreuses que les hommes, portent le hidjab alors qu'elles devraient, selon l'imaginaire collectif, garder la tête nue parce qu'elles représentent «l'Algérie utile». Mais ce ne sont pas non plus les femmes qui ont manifesté au mois de mars 1994 contre le terrorisme. Elles brandissent les photos des leurs qui ont été assassinés par «les terroristes qui sont aujourd'hui libres», disent-elles, en scandant des slogans hostiles destinés au président Bouteflika. «Notre sit-in n'est pas une réaction aux déclarations de Ouyahia», répond Chérifa Kheddar, présidente de l'association Djazaïrouna. Elle se présente soeur de Rédha, assassiné en 1996. «Nous sommes là pour la mémoire de ceux qui sont absents», poursuit-elle, «nous sommes contre l'oubli, contre l'impunité, contre l'injustice. Nous sommes là pour recouvrer notre dignité». Notre interlocutrice se revendique du mouvement de mars 94, «contre le terrorisme islamiste», souligne-t-elle. «Nous voulons que l'année 2006 soit l'année de la mémoire de toutes les familles assassinées (...) nous rejetons les textes d'application de la Charte parce qu'ils sont anticonstitutionnels; parce qu'ils ne sont pas conformes aux engagements internationaux». Mais en quoi ne seraient-ils pas conformes à la Constitution? «Parce qu'ils nous dénient le droit de recourir à la justice, alors que ce principe élémentaire est garanti par la Constitution», répond-elle. Djazaïrouna revendique «un statut pour les victimes des islamistes». Ainsi se dégage la clarté du propos: «On refuse d'être classées avec nos bourreaux». La deuxième association représentée par Ali Merabet tient un discours plus nuancé. Ce dernier considère que les textes ne sont pas acceptés «en la forme» parce qu'ils mettent sur un pied d'égalité la victime et le coupable. «On n'est pas contre l'assistance aux familles de terroristes. Mais la manière de procéder n'est pas saine. Plus tard, ils nous diront: ce qu'on a fait est bien». Merabet rappelle les slogans lancés le jour de la libération de Layada de la prison de Serkadji. «Ils font comme s'ils n'ont rien fait de mal, comme si rien n'a changé». «J'ai rencontré Madani Mezrag à Doha et on a discuté. Il ne regrette pas ce qu'il a fait. Alors? Nous voulons une véritable réconciliation. On refuse de pardonner tant qu'on ne me ramène pas ceux qui ont pris mes frères dont j'ignore la place où ils sont enterrés (...) je ne peux leur adresser la parole». Il parle des terroristes. «Il faut qu'ils aillent chez les familles des victimes et leur présentent des excuses. Je suis disposé à leur pardonner mais il faut qu'ils se montrent et fassent des excuses». Merabet relève qu'Ouyahia a parlé de « paix et de sécurité» en omettant le mot «réconciliation» dans sa dernière déclaration. «C'est la sécurité qui les intéresse mais à quel prix? Ils ne nous ont pas consultés, en tout cas». Les autres associations n'ont pas fait le déplacement jusqu'à la Grande Poste. Elles sont avec la réconciliation telle que présentée et plébiscitée par la majorité écrasante des Algériens. Somoud et Djazaïrouna resserrent leurs rangs dans un dernier carré, en restant unis pour mieux faire entendre leurs voix; pour donner un autre son de cloche.