Alger. Grand Hôtel Mercure. Mercredi 7 février. Il est 8h lorsque trois policiers en uniforme se tiennent debout telles des statues devant la porte d'entrée. Leur mission : empêcher la tenue d'un séminaire sur le thème « Vérité et paix », organisé par cinq ONG nationales, à savoir Djazaïrouna (agréée), Sos Disparus, Collectif des familles de disparus en Algérie (CFDA), Association nationale des familles de disparus (ANFD) et Somoud (non agréées). Ils se substituent presque à la sécurité interne de cet hôtel privé pour rejeter, parfois violemment, les personnes venues participer à ce séminaire. Collés l'un à l'autre, bloquant totalement l'accès, ces agents, avec des talkies-walkies, excellent dans l'exécution des ordres de leur supérieur. Voulant faire preuve de « rigueur », ils importunent des clients de l'hôtel qui sont surpris de voir subitement une armada de policiers aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'enceinte hôtelière. « C'est quoi ça, qu'est-ce qui se passe ? », se demande un client au look made in étranger, stupéfait de constater le renfort policier au sein de l'hôtel. Les journalistes et reporters photographes des médias nationaux et internationaux sont interdits d'entrer à la salle des conférences qui devait abriter le séminaire. « Les ordres sont les ordres... Personne n'entre », lâche l'un des policiers. Son agressivité verbale n'épargne personne, même l'éminent chercheur Daho Djerbal, venu lui aussi assister au séminaire. De vieilles femmes, une dizaine, la soixantaine consommée, se massent devant la porte, lèvent haut le drapeau et exhibent les photos de leur progéniture portée disparue. D'autres femmes s'entassent derrière l'enceinte de l'hôtel. Elles ne peuvent pas rejoindre les autres. La police leur ferme l'accès. Lila Iril, présidente de l'ANFD, tente une escapade. En vain. Les policiers la repèrent, la malmènent et la jettent violemment en dehors de l'hôtel comme un sac de je ne sais quoi. Pour se défendre, elle crie et dénonce l'embrigadement et le bâillonnement de la société. La tension monte d'un cran. Les agents des Renseignements généraux (RG) et ceux du DRS arrivent en force. En civil et soigneusement coiffés. Ils essayent de se fondre dans la foule, tendant l'oreille au moindre chuchotement. D'autres agents, plus visibles, filment la scène et prennent des photos comme au bon vieux temps. S'il y a ouverture des champs politique, médiatique et économique, les vieux réflexes du parti unique sont toujours intacts, commente un participant. A l'intérieur de l'hôtel, la tension est plus grande. La salle prévue pour le séminaire, payée cash, comme l'affirme le comité organisateur, est sans électricité. Les organisateurs essayent de dialoguer avec le chef des services de sécurité sur place, entourés de bougies qui éclairaient à peine la grande salle. Peine perdue. Il ne veut rien comprendre. Le responsable de l'hôtel arrive et avoue qu'il n'y peut rien. « Je suis prêt à vous rembourser », dit-il en tentant de détendre l'atmosphère. Dans la salle, il y a certains participants qui sont arrivés avant l'installation du « cordon de sécurité » et certaines personnalités diplomatiques auxquelles on n'a pas pu refuser l'accès, telles que l'ambassadeur de Suisse à Alger. Ce dernier part après qu'on lui eut confirmé la non-tenue du séminaire. Les autres sont restées. Parmi elles, Souhayr Belhassen, vice-présidente de la Fédération internationale de la Ligue des droits de l'homme (FIDH), Me Ali Yahia Abdenour de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'homme (LADDH), la moudjahida Louisette Ighil Ahriz, les avocats Bouchachi, Bouchaïb, Benissad, Ali Merabet de Somoud, Chérifa Khaddar de Djazaïrouna, Fatma Yous de SOS Disparus… Des invités marocains et tunisiens sont aussi là. Ils ont eu la chance que d'autres participants étrangers n'ont pas eu, tels que le Chilien Roberto Garreton, le Péruvien Félix Réategui Carillo, Olivier de Frouille, professeur de droit à l'université de Montpellier (France), et Luis Joinet, expert indépendant nommé par l'ONU pour enquêter sur la situation des droits de l'homme en Haïti, qui n'ont pas eu leur visa d'entrée en Algérie. L'attente dure plus de deux heures. La situation reste figée. Sous la pression des services de sécurité, les organisateurs quittent l'hôtel vers 10h, en scandant des slogans hostiles au régime en place. Nouvelle destination : la maison de la presse Tahar Djaout pour tenir une conférence de presse et expliquer aux journalistes la situation. Là aussi, les organisateurs se trouvent confrontés au refus des responsables de cette enceinte de leur accorder la salle des conférences. Que faire ? Ils finissent par s'adresser directement aux nombreux journalistes présents sur place pour leur donner les faits. Le premier à prendre la parole est Me Ali Yahia Abdenour qui considère cette interdiction comme « une grave atteinte à la liberté d'expression et aux libertés d'association ». Il explique que les familles des disparus veulent que le président de la République poursuive en justice « ceux qui sont à l'origine de ce drame et ouvre en même temps le dialogue avec les ONG nationales des droits de l'homme, les partis politiques et la société civile ». Souhayr Belhassen déplore, de son côté, cet empêchement qu'elle qualifie d'« entorse au droit international ». « C'est déplorable, surtout que cela intervient au lendemain de la signature par l'Algérie de la Convention pour la protection des personnes contre les disparitions forcées », dit-il. Chérifa Khaddar, président de Djazaïrouna, estime qu'« il n'a aucune excuse ni argument pouvant justifier cette interdiction ». « Nous avons saisi par demande écrite le ministère de l'Intérieur, il y a deux mois. Aucune réponse. Nous avons déposé une autre demande à la wilaya, il y a trois jours. Ce n'est que mardi soir, vers 21h, qu'on m'informe par téléphone de l'interdiction de cette rencontre sans me donner aucune explication », indique-t-il. Lila Iril de l'ANDF considère cela comme « une preuve de plus que le pouvoir refuse de dialoguer avec les familles des disparus qui, pourtant, ne demandent que vérité et justice ». Somoud, CNFD et SOS Disparus dénoncent également ce refus. Les organisateurs se disent déterminés à tenir ce séminaire, même s'il faut aller dans un autre pays. Ils affirment avoir déjà eu des propositions des ONG marocaines et tunisiennes qui, selon eux, sont prêtes à « accueillir » une telle activité qui concerne pourtant l'avenir de la paix en Algérie.