L'Expression: Peut-on savoir comment avez-vous accueilli et vécu l'annonce de votre nom en tant que lauréate du Grand Prix littéraire du meilleur roman Assia Djebar ? Vous y attendiez-vous un peu? Lynda Chouiten: Je ne m'y attendais pas du tout; j'ai reçu la nouvelle sur mon mur Facebook, alors que je pensais qu'il était encore trop tôt pour l'annonce des lauréats. C'est vous dire ma surprise! Il fallait bien se rendre à l'évidence, pourtant. Mon nom était désormais associé à celui d'Assia Djebar qui fut le porte-voix des femmes d'Algérie et l'une des meilleures ambassadrices de sa littérature. On se sent heureuse et fière, forcément. D'après vous, qu'est-ce qui aurait le plus séduit les membres du jury au point de choisir votre roman pour lui attribuer ce prix en dépit de la participation de pas mal d'écrivains ayant pignon sur rue? C'est difficile de savoir ce qui a motivé la décision des membres du jury, d'autant plus qu'on ne pense pas forcément aux prix quand on écrit. Cela dit, je pense que l'esthétisme qui imprègne mon texte y est pour beaucoup. Bien qu'il décrive un quotidien fait de violence - celle du terrorisme, du patriarcat et de l'imagination malade de l'héroïne, il plane comme une poésie sur le roman, tant dans le style que dans la description des personnages. Sur les réseaux sociaux, j'ai vu que plusieurs lecteurs ont qualifié «Une valse» de roman-poème, ce qui m'a d'ailleurs vraiment fait plaisir. Recevoir le prix littéraire le plus prestigieux an Algérie, à peine après l'édition de son deuxième roman, ne pourrait-il pas constituer une arme à double tranchant, puisqu'une telle distinction pourrait, à moins que vous ne soyez extrêmement vigilante, car ce prix pourrait vous donner l'impression d'être arrivée, freiner votre élan d'écriture créative? Je suis loin d'avoir l'impression d'être arrivée; d'ailleurs, y a-t-il une ligne d'arrivée dans l'écriture? Il y a tellement d'histoires qui me trottent en tête et que j'aimerais écrire - il y en a tellement que je ne sais par laquelle commencer, d'ailleurs! On écrit surtout parce que «ça nous gratte»; et tant que cette sensation est là, je continuerai à noircir des pages. Et puis, il me reste un large public à conquérir, pas seulement en Algérie, mais ailleurs aussi. Je rêve de traverser les frontières; d'être traduite et lue un peu partout dans le monde. Le choix de la langue d'écriture reste énigmatique chez les écrivains algériens auxquels s'offre un éventail de plusieurs langues. Dans votre cas, vous auriez même pu écrire vos romans en anglais. Pourtant, vous avez opté pour la langue française, pourquoi ce choix? Pour plusieurs raisons. D'abord, le lectorat en langue anglaise est encore réduit chez nous - bien qu'il soit, me semble-t-il, à la hausse. Or, je pense que l'ambition de tout écrivain est d'atteindre le plus de lecteurs possibles; autrement, on n'écrirait que pour soi-même, sans chercher à se faire publier. Ensuite, et surtout, l'écriture créative me vient plus spontanément en français, bien que je maîtrise trois autres langues - le kabyle, l'arabe et l'anglais. Cela est sans doute dû au fait que c'est la langue française qui m'a fait aimer la littérature. Mon premier contact avec cette langue a commencé dès ma plus tendre enfance: mes parents parlaient un mélange de kabyle et de français. Je lis en français depuis mon enfance, alors que l'anglais est venu plus tard; à partir de l'université. Cela dit, j'écris aussi dans la langue de Shakespeare: j'ai deux ouvrages et plusieurs articles académiques et peut-être que j'écrirai aussi des nouvelles en anglais à l'avenir. Je laisse l'idée - et surtout, l'envie - mûrir. Ça viendra quand ça viendra. Justement, avant de publier vos deux romans, vous avez déjà publié des essais en anglais, pouvez-vous nous en parler? Mon tout premier livre s'intitule «Isabelle Eberhardt and North Africa: A Carnivalesque Mirage». Il a été publié en novembre 2014 par Lexington Books, dans le Maryland (Etats-Unis). C'est une étude qui porte sur les rapports complexes qu'entretenait l'écrivaine suisse Isabelle Eberhardt avec l'Afrique du Nord, tels qu'ils transparaissent à travers sa vie et, surtout, ses écrits. S'éloignant du mythe selon lequel Eberhardt était une iconoclaste qui rejetait les modes de domination qui sévissaient à son époque - le colonialisme et le patriarcat - le livre démontre qu'elle était plus acquise à ses systèmes de pensée qu'elle n'y paraît. Il démontre aussi que beaucoup de postures «eberhardtiennes» étaient mues par une volonté de puissance, que cette volonté prenne l'aspect de succès littéraire, d'héroïsme ou de sainteté, entre autres. Mon deuxième livre est un ouvrage collectif qui porte sur le concept de l'autorité. En plus d'en être la coordonnatrice, je suis aussi l'auteure de l'introduction et d'un chapitre portant sur l'eurocentrisme tel qu'il se manifeste dans un récit de voyage du Danois Knud Hulmboe. Pluridisciplinaire et bilingue (il comporte quelques chapitres en français), l'ouvrage s'interroge sur le rôle que joue le discours dans la manière dont l'autorité se construit ou, au contraire, dont on lui résiste. Ce livre a paru en 2016 chez Cambridge Scholars Publishing (Grande-Bretagne). J'ai aussi à mon actif plusieurs articles qui, bien qu'écrits en anglais, portent autant sur des auteurs francophones (Eberhardt, Maupassant, Féraoun) que sur des anglophones comme Isabel Burton et Elizabeth Barrett Browning. Vous enseignez à l'université, mais vous semblez faire de l'écriture romanesque votre activité principale et de prédilection, plus que celle d'enseigner, est-ce vrai? Détrompez-vous, l'écriture n'occupe pas le plus gros de mon temps. En plus de dispenser des cours, j'encadre des mémoires et des thèses, je gère la revue «In Passage», que j'ai fondée au profit de mon département en 2018, j'expertise des articles scientifiques et des propositions de communications aussi bien en Algérie qu'à l'étranger, et ceci n'est pas une liste exhaustive des tâches que je dois accomplir. À titre d'exemple, en 2019, alors que j'avais déjà entamé ma «carrière» d'écrivain, j'ai publié deux articles académiques - un en France et l'autre aux Etats-Unis - et j'ai fait soutenir deux doctorants. Voilà plus de vingt ans que j'enseigne et je crois que les élèves/étudiants qui se sont succédé dans mes classes peuvent témoigner du sérieux et de la rigueur que j'ai toujours mis dans l'accomplissement de cette tâche. Mais c'est un travail qui se fait dans la discrétion, «en silence», pour ainsi dire, contrairement aux activités liées à l'écriture (publication, vente-dédicaces, cafés littéraires etc.), qui exigent un travail de communication et de promotion pour faire parvenir l'information à un maximum de lecteurs. À quand remonte votre amour pour la littérature, la lecture, l'écriture, racontez-nous vos tout débuts... À ma plus tendre enfance. Dès l'école primaire, j'ai commencé à dévorer les petits contes que mon père achetait pour nous inculquer le goût de la lecture. Puis je me suis attaquée aux romans que je trouvais dans les bibliothèques scolaires et à tous ceux qui me tombaient sous la main. J'adorais les mondes ô combien différents du mien que j'y découvrais; j'adorais les lacs, les rivières, les costumes d'époque, les redingotes... À l'exception de Mouloud Feraoun, j'ai découvert la littérature de chez nous assez tardivement. Mais surtout, je me délectais de mots; je ne me suis pratiquement jamais intéressée à la bande dessinée, par exemple. J'aimais les livres bien épais, bien écrits, bien profonds... L'envie d'écrire s'est manifestée très tôt, elle aussi. J'écrivais des poèmes pour des amies, à l'occasion d'un anniversaire ou en guise de mot sur un cahier de souvenirs, par exemple. J'inventais des contes aussi dépaysants que les histoires que je lisais. Puis vint l'âge du roman, plus proche du réel, plus conscient de l'aptitude de la littérature à faire bouger les choses. Mais l'imagination reste très présente dans mes écrits. Qu'en est-il de votre univers littéraire, vos écrivains préférés algériens, magrébins et étrangers? Comme je le disais dans ma réponse précédente, je suis venue à la littérature algérienne assez tardivement; les écrivains qui m'ont marquée dans ma jeunesse sont surtout étrangers. Je citerai, entre autres, le Danois Hans Christian Andersen, dont les contes me semblaient non seulement incroyablement enchanteurs mais empreints de génie. Comment qualifier autrement cette aptitude à donner vie à de simples jouets et bibelots, comme il le fait dans «L'Intrépide soldat de plomb»? J'adorais aussi les écrits de l'Américain Mark Twain et son humour décalé et corrosif. Je crois d'ailleurs que son influence se perçoit un peu dans mon premier roman, «Le Roman des Pôv'Cheveux». Dans un tout autre style, il y a eu les romans du Britannique Thomas Hardy que je dévorais, étudiante. J'étais fascinée par sa façon de décrire l'Angleterre rurale dont il est issu et par ses héroïnes sombres, déroutantes et orgueilleuses, pour la plupart. En littérature algérienne, j'aime beaucoup Feraoun, qui est parfois injustement méprisé, à mon sens. Derrière l'apparente simplicité de ses textes, je perçois beaucoup de profondeur et une vision lucide et complexe de la société et de la culture algériennes - je lui consacre d'ailleurs un de mes articles académiques. Et puis surtout, j'aime Feraoun parce qu'il a été le premier à me réconcilier avec mon algérianité, et ma kabylité en particulier, en m'apprenant, à moi qui recherchais surtout l'exotisme (à l'envers) dans mes lectures, que le «beau» n'était pas que dans les lacs et les rivières. Les Algériens ne lisent presque plus les livres et les romans plus particulièrement. Pourquoi vous continuez d'écrire malgré tout et pourquoi d'après vous les autres écrivains le font, d'ailleurs beaucoup sont en contact avec vous? N'avez-vous pas l'impression, par moments, de prêcher dans un désert? On écrit surtout parce qu'on a envie de le faire, parce que cela nous procure du plaisir. Cela dit, je n'ai pas du tout l'impression de prêcher dans le désert. Je crois qu'il y a plus de lecteurs en Algérie qu'on voudrait nous le faire croire - pas assez, certes, mais ils sont bel et bien là. Pour mes deux romans, j'ai eu l'immense plaisir de recevoir de nombreux messages de la part de lecteurs qui ont aimé ce qu'ils ont lu et qui ont tenu à me le faire savoir. Mieux, nombreux sont ceux qui ont partagé leurs lectures dans de longues publications sur Facebook. Je me suis fait un plaisir de les relayer, bien sûr. Tout cela ne risque pas de me décourager, bien au contraire, d'autant plus que j'ai publié mon premier roman il y a trois ans à peine! Et je reste persuadée que le meilleur reste encore à venir; c'est mon côté optimiste.