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«Le cancer est devenu une maladie chronique»
REPORTAGE AU CENTRE PIERRE ET MARIE CURIE D'ALGER ENTRETIEN AVEC LE PROFESSEUR KAMEL BOUZID, CHEF DE SERVICE
Publié dans L'Expression le 25 - 04 - 2006

Huit nouveaux centres spécialisés de lutte anticancer seront construits d'ici à 2009
C'est entre deux consultations que le professeur Kamel Bouzid a reçu les journalistes de L'Expression au service d'oncologie du centre Pierre et Marie- Curie, à Alger. C'est dire à quel point la lutte contre ce mal du siècle qu'est le cancer est une lutte de tous les instants. Face à la détresse des malades et de leurs familles, tous les moyens mobilisés s'avèrent à ce jour insuffisants. On nous dit pourtant que la recherche fait des bonds qualitatifs et que de nouveaux médicaments sont presque tous les ans mis au point. Et pour répondre aux besoins d'une population qui atteint maintenant les 34 millions d'habitants, huit centres sont programmés dans le cadre du plan de consolidation de la croissance. Ils seront implantés aux quatre coins du pays. Néanmoins, il s'agit également de vaincre certaines résistances au changement, comme cette loi datant de 1845 et qui régit les médicaments du tableau B indispensable au protocole anti-douleur.
L'Expression: Peut-on avoir les derniers chiffres de la maladie du cancer en Algérie?
Le Professeur Bouzid: On compte 30.000 nouveaux cas en 2005. Cela veut dire que le nombre de cas a doublé entre 1995 et 2005. Les cancers les plus fréquents en Algérie sont, pour les hommes, le cancer du poumon, la vessie, le colorectal, la prostate, le gastrique. Pour les femmes arrive en tête le cancer du sein, suivi du col de l'utérus, le colorectal, la vessie biliaire, l‘ovaire. Pour les enfants, qui ne sont malheureusement pas épargnés par une telle pathologie, on compte 15.000 nouveaux cas par an: leucémie, lymphome, tumeur cérébrale ou embryonnaire.
Quelles sont les causes de cette augmentation?
Il y a d'abord le fait qu'on vit plus longtemps. L'espérance de vie atteint les 75 ans, en moyenne. Vient en deuxième position le tabagisme, qui représente un tiers des cancers. Les causes liées à la dégradation de l'environnement ne sont pas à négliger (pollution de l‘air, mauvaise qualité de l'eau, utilisation des pesticides agricoles pour la culture des légumes, importation de produits alimentaires périmés ou ne répondant pas aux normes, les radiations ionisantes militaires, civiles, médicales ou autres, le rayonnement solaire). Mais il y aussi les virus (au moins trois virus: hépatites B et C, l'HPV, l'EBV). Il y a enfin les causes génétiques (héréditaires) et d'autres causes qu'on ne connaît pas.
J'ajouterai que ces chiffres sont avalisés par les institutions officielles du pays, en se basant sur les trois registres qui existent à Alger, Sétif et Oran.
Quelles sont les chances de survie ou de guérison?
Plus le diagnostic est précoce, plus il est localisé, et plus les chances de guérison augmentent. C'est aussi simple.
C'est une maladie perfide et qu'on ne détecte pas à temps, n'est-ce pas?
Malheureusement, 80% des cas sont déjà à un stade avancé. Il y a d'un côté la peur de consulter (la cancérophobie) et de l'autre le manque de moyens.
A quel âge faut-il faire le dépistage?
Réponse: Le cancer du sein se déclare en moyenne à l'âge de 45 ans chez la femme, et celui du poumon survient en moyenne à 57 ans chez les hommes. Mais cela varie bien sûr d'un individu à un autre. Il est bon de s'y prendre toujours plus tôt pour éviter d'avoir de mauvaises surprises. On ne peut que déplorer un manque d'information. Les médias, qu'ils soient écrits ou audiovisuels, devraient jouer un grand rôle pour sensibiliser les gens par rapport à ce qui se passe ailleurs.
Quels sont les moyens thérapeutiques utilisés?
La chirurgie, quand celle est possible, reste la meilleure méthode. Sinon, on a recours à la radiothérapie, à la chimiothérapie, à l'hormonothérapie, et quand cela est nécessaire, on a également recours à une thérapie ciblée comme l'imatinibe ou la trastuzumab.Il existe actuellement une soixantaine de médicaments sur le marché. 40 sont dans le domaine public, les 40% restants sont des princeps. Le problème porte sur l'enregistrement de ces médicaments, et donc sur le remboursement par la sécurité sociale. Il y a cependant le système du tiers payant, qui marche très bien depuis 2 ans et qui rend d'énormes services. Il est étendu à toutes les wilayas. La nouvelle tendance vise à promouvoir la prescription des génériques, y compris en DCI, qui ont la même efficacité tout en étant moins cher.
Quelle est la voie d‘administration de la chimiothérapie?
Nous favorisons l'utilisation de chambres implantées sous-cutanées, pour ne pas endommager les veines.
Et pour ce qui est des protocoles anti-douleur.
Là on doit préciser qu'on est très en retard, car la réglementation qui régit la morphine remonte, retenez bien cette date, à 1845, soit il y a deux siècles. Nous ne pouvons pas, du fait de cette loi dépassée qui régit les médicaments du tableau B (stupéfiants), avoir accès aux patchs antidouleur et autres produits innovants utilisés sous d'autres cieux. Pourquoi? Encore une question à laquelle on n'a pas de réponse. On attendra que le législateur veuille bien se pencher sur cette question, et qui concerne des milliers de malades chaque année. Certains pensent sans aucun doute en Algérie que nous n'avons pas le droit aux produits innovants.
Le grand drame ne réside-t-il pas cependant dans le manque de structures et de moyens?
Vous avez raison. Il existe pour l'instant un seul centre anti-cancer en Algérie. C'est le Centre Pierre et Marie Curie, qui se trouve à Alger, et qui date de 1959. L'annexe a été construite en 1988.C'est un centre de soins intégrés : chirurgie, anatomie pathologie (anapath), chimio et radiothérapie. Il en existe un autre à Blida, lancé en 1992, plus exactement à Frantz-Fanon. Quant au CHU Oran et à l'hôpital Dr Ben Badis de Constantine, il existe des services qui s'occupent du cancer mais qui ne sont pas, à proprement parler, des centres anti-cancer. Au CPMC, les services d'oncologie et de radiothérapie réalisent un travail collectif, car dans le traitement du cancer, un médecin ne décide pas seul.
Voilà, on peut dire sans se tromper, qu'au regard des moyens qui existent, il ne fait aucun doute que quatre structures (Alger, Blida, Oran et Constantine) pour prendre en charge une population algérienne de 34 millions d'habitants, sont nettement insuffisantes. C'est la raison pour laquelle nous attachons un grand espoir dans le projet de huit nouveaux centres prévus dans le programme du président de la République de consolidation de la croissance et qui seront implantés dans les villes où existe une faculté de médecine; soit Annaba, Batna, Sétif, Tizi Ouzou, Sidi Bel Abbès, Tlemcen, Oran, en plus de Ouargla pour couvrir le Sud. Ces centres sont censés commencer à fonctionner en 2009. Les bâtiments seront certainement achevés d'ici là. Restent les équipements: quand on sait qu'un accélérateur coûte 5 millions de dollars, on voit l'effort financier qu'il faudra consentir. En 2006, on doit également comptabiliser l'apport de l'hôpital de l'armée de Ain Naâdja.
Le Centre Pierre et Marie Curie est-il bien équipé?
On ne peut pas l'affirmer. Quand on sait qu'un accélérateur est fait pour traiter 1000 malades par an, on ne peut que déplorer le manque en moyens et en médicaments. Alors que dire de la situation à l'échelle nationale? On rappellera à ce propos que la circulaire de 2005 impose aux DG des hôpitaux d'acquérir les médicaments prescrits aux malades qui résident dans leur wilaya.
Et pour ce qui est des moyens humains?
On signalera un manque en personnel paramédical et en manipulateurs. Quand on sait qu'un infirmier diplômé d'Etat touche en moyenne 10.000 DA et qu'un adjoint perçoit à peine 7000 DA, on se rend compte que le salaire n'est pas motivant. Sans oublier que lorsqu'on est face à des gens qui sont bien malades, on est vite usé.
Le personnel médical est-il suffisant?
On a formé 150 oncologues médicaux, 50 radiothérapeutes. Moi-même j'ai été formé exclusivement en Algérie.
Pouvez-vous nous donner la définition d'un protocole?
On utilise l'association de médicaments dans ce qu'on appelle les protocoles. On associe généralement trois médicaments. On doit donc les avoir en même temps. Le problème, c'est que lorsqu'un médicament vient à manquer, l'effet de la thérapie sera amoindri. Ces protocoles sont le résultat de consensus et de standards internationaux admis en Europe et aux Etats-Unis. Le but c'est de mettre au point des consensus au niveau du Maghreb, car nous avons à peu près les mêmes maladies. Et je parle de protocole pour maintenant, pas pour dans trente ans.
Et dans le domaine de la recherche, y a-t-il une avancée?
Bien évidemment. Notre connaissance du cancer n'est plus ce qu'elle était il y a quinze ans. Actuellement, on peut dire que le cancer est devenu une maladie chronique au même titre que le diabète. On en guérit dans certains cas. Des progrès énormes ont été réalisés dans le domaine de la recherche fondamentale et clinique. Chez nous, le fondamental est embryonnaire, mais dans la recherche clinique, on en fait tous les jours, et les travaux sont publiés dans les revues internationales. En quinze ans, le cancer a changé d'aspect. C'est une maladie avec laquelle on peut vivre (exemple de François Mitterrand qui a fait deux mandats de sept ans tout en ayant une prostate affectée.) Les progrès sont encourageants; Par exemple, en octobre 2005, il a été mis au point un vaccin contre le virus du cancer de l'utérus, qui est transmissible comme on sait. On espère que d'ici quinze ans, on pourra le soigner. Pour le cancer de l'estomac, la meilleure thérapie reste l'ablation. Le Japon a fait d'énormes progrès.
Qu'en est-il de l'hospitalisation ambulatoire?
C'est la tendance universelle. Le principe, c'est que le malade vienne le matin à l'hôpital et rentre le soir chez lui. Maintenant, on est passé au stade des soins à domicile. C'est l'expérience lancée par exemple par le secteur sanitaire d'El Biar. On n'a besoin ici que de cinq ou six lits pour les cas d'urgence ou les gens qui viennent de loin.C'est la raison pour laquelle les nouveaux centres sont implantés dans les bassins du pays à forte densité de population.
Les malades ont également besoin d'un suivi psychologique.
Il y a 4 psychologues dans le service, dont quatre anciens formés sur le tas. Quand on sait qu'en 2005 seulement on a accueilli 22 000 malades, on voit que c'est largement insuffisant.
Existe-t-il des échanges avec l'étranger?
Il existe un courant d'échanges avec la Tunisie, le Maroc, avec la France et les Etats Unis. Ce sont des échanges d'information, d'expérience, des formations de courte durée. L'expérience a montré que lorsque ces stages dépassent trois mois, les gens ne reviennent pas.
Qui est Kamel Bouzid?
Docteur en médecine depuis 1978. Formé à la faculté d'Alger. Spécialiste en hématologie en 1982. Professeur depuis 1987. Chef de service d'oncologie, y compris durant la période du terrorisme.
Hématologiste de formation, je m'occupe exclusivement du cancer solide depuis 1994.


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