La répression s'étend en métropole où la moindre critique est taxée par le gouvernement «d'entreprise de démoralisation de l'armée». Des exactions sont passées sous silence. Une multitude de lois facilitant l'emprisonnement et la liquidation de tous les prisonniers politiques algériens a été adoptée. La France libre n'a-t-elle pas condamné l'un des artisans de la «France résistante», en l'occurrence le général Jacques Pâris de Bollardière pour avoir dénoncé la torture pratiquée lors de la bataille d'Alger? De nombreux intellectuels français s'unissent pour soutenir le FLN dans sa lutte. Ils se sont sacrifiés et ont combattu le système colonial de l'intérieur. Ils étaient de cette espèce humaine, unanimement appelés «les justes». De cette espèce qui s'est détachée de sa condition humaine pour épouser des causes nobles. Henry Alleg dénonce la torture dans La Question, publié en 1958 par les Editions de Minuit. Ce livre va soulever une grande polémique et sera interdit de publication en France. Selon le témoignage de son avocat Roland Rappaport, le manuscrit de La Question, a été écrit sur du papier toilette alors que l'auteur était incarcéré à la prison Barberousse d'Alger, et exfiltré à l'extérieur, feuille par feuille, pour sa publication. Henry Alleg y fait de terribles révélations sur la réalité de la torture en Algérie et l'ignominie avec laquelle sévissait l'armée française. Se souvient-on de Henry Alleg, de Vidal-Naquet, de Vergès et d'autres? Le débat est enfin ouvert, opposant deux mondes. D'un côté, la noblesse de cette vieille Europe blanche, majoritairement chrétienne, qui s'autoproclame détentrice de la vérité, oeuvrant pour le bien humain. De l'autre, les indigènes en plein éveil qui manifestent leur résistance, comme l'avait fait cette courageuse minorité française pendant la Seconde Guerre mondiale contre l'envahisseur allemand. La question de l'émancipation du peuple algérien devient un problème fondamental. La guerre d'Algérie a été présentée comme une simple opération de «maintien de l'ordre», pour empêcher une poignée de rebelles de troubler l'ordre établi, alors que, sur le terrain, la réalité était bien différente. Cette politique de «maintien de l'ordre» aboutit à enfermer une partie importante de la population dans des camps, à provoquer des dérives énormes, dont des disparitions, des assassinats et des exécutions sommaires. Ceux que la France considère comme de vils trublions et terroristes sont de plus en plus adulés par la population algérienne. Les militants du FLN gagnent la guerre politique en recueillant les grâces de la population algérienne qui s'unit derrière leurs actions. Les années passent et le peuple continue de subir. On découvre dans diverses dépositions et témoignages, les atrocités des sévices commis par l'armée française en Algérie. «Monsieur le président, en langage militaire on dit: «Faire du renseignement», en langage du monde on dit «presser de questions», en français on dit «torturer». Je déclare, sous la foi du serment, et personne en arrière de cette barre n'osera me contredire, que le lieutenant Godot, comme des centaines de ses camarades, a reçu l'ordre de torturer pour obtenir des renseignements. J'ignore le rang et le nom de l'autorité la plus élevée qui a donné cet ordre, dont on ne trouvera d'ailleurs aucune trace écrite. Mais je sais que pour la 10e division parachutiste où servait Godot, c'est sous l'autorité du général Massu que cet ordre a été répercuté aux exécutants», écrit l'historien, Pierre Vidal-Naquet. Ce témoignage frappe par sa dénonciation la «légitimation» de l'horreur et la «normalisation» de la torture. La torture était devenue une pratique établie dans les interrogatoires. En France, le Parti communiste s'agitait et dénonçait l'outrage fait aux principes de la liberté, dont la France se targuait d'être la plus loyale et fidèle représentante sur la scène internationale. Les tristes péripéties de la Révolution française de 1789 en disent long sur la face cachée de ce pays, dont les crimes et les massacres accompagnent, tel un fléau endémique, son histoire. Le London Times criait déjà, en septembre 1792, sa désolation et sa colère contre la Révolution française, mère présumée des «droits de l'homme», à cause de la terreur qu'elle semait dans son sillage. On peut lire dans ses pages «une attaque impitoyable contre le peuple français». Et le journal de tempêter: «C'est donc cela les droits de l'homme, c'est cela la liberté de la nature humaine? Non, les fauves les plus féroces qui errent dans les jungles africaines sont bien plus civilisés que ces animaux de Parisiens.» Mouloud Mammeri disait, en s'en prenant au discours de l'Europe des Lumières et des droits de l'homme, dans son roman Le Sommeil du juste: «Le Contrat social. Discours sur l'Inégalité. Les Châtiments. Le roman de Jaurès. Auguste Comte. Ha! Ha! Mesdames et Messieurs, quelle blague! Quelle vaste blague! Quelle fumisterie! Des Imann! Tout ça, c'est pour eux, ce n'est pas pour des Imann! (les indigènes).» La devise de la République française «Liberté, Egalité, Fraternité» remonte à l'année 1848, soit près de 20 ans après l'envahissement de l'Algérie par la France en 1830. Pourtant, cette dernière n'aura de cesse depuis, d'appliquer le principe de Pascal «Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà», faisant en sorte que les «vertus» qu'elle prétend colporter à travers le monde soient nulles et non avenues au-delà de la Méditerranée. L'opinion publique en métropole commençait à désapprouver sérieusement cette longue et coûteuse guerre. Sur la scène internationale, la France est de plus en plus discréditée à cause de la guerre qu'elle mène en Algérie. Les révélations sur les liquidations physiques et la torture systématique pratiquée par l'armée française sur les prisonniers algériens avaient eu des répercussions considérables sur la remise en question de la présence française en Algérie. «Il faut reconnaître chez son adversaire la valeur et le courage» Toute une symbolique s'était particulièrement cristallisée autour du personnage de Larbi Ben M'hidi, surprenant le monde entier en allant à la mort le sourire aux lèvres et le front haut. Le sourire mémorable de ce chef de la Révolution algérienne, narguant une mort certaine après son arrestation lors de la bataille d'Alger, a été un message très fort pour les opinions publiques française et internationale. Le cas de Ben M'hidi illustre parfaitement cette dégradante tournure de la politique française face à un peuple décidé à arracher son indépendance. Quant à l'effet psychologique de son sourire, il faut admettre qu'il aura largement contribué à désarmer le moral et la détermination de l'armée française face à la Révolution algérienne. «Si je reviens à l'impression qu'il m'avait faite à l'époque, quand je l'ai capturé et toutes les nuits où nous avions parlé ensemble, j'aurais aimé avoir un patron comme ça de mon côté! J'aurais aimé beaucoup d'hommes de cette valeur et de cette dimension parce que c'était un seigneur (...) Quand je discutais avec lui, je lui ai dit: «Vous êtes le chef de la rébellion et vous êtes entre nos mains, la bataille d'Alger est perdue, la guerre de l'Algérie vous l'avez perdue. Mais lui il ne croyait pas ça, il me rappelait le chant de la résistance et des partisans, «un autre prendra ma place»; voilà ce qu'il m'avait dit. «Même le général Bigeard était très impressionné par Ben M'hidi», témoignait le capitaine Aler, celui-là même qui avait arrêté Larbi Ben M'hidi. Pour mémoire, le capitaine Aler avait présenté les armes à Ben M'hidi.Il témoignera: «Quand l'état-major de l'armée est venu prendre Ben M'hidi, je lui ai présenté les armes quoique je sais que c'est interdit par la loi, mais il faut reconnaître chez son adversaire la valeur et le courage. D'ailleurs, son surnom dans la révolution était Akim qui signifie le preux.» Il faut dire que l'acte du capitaine Aler est digne de respect et de salut. À cet exemple se joint le destin d'une femme, Djamila Bouhired, la résistante algérienne qui est apparue telle «l'incarnation de l'Algérie». Elle a été défendue lors de son procès très médiatisé par Me Verges qui fera éclater au grand jour toutes les déroutes et la complexité du conflit en Algérie. Une puissance coloniale européenne désuète qui se met en porte-à-faux avec les valeurs universelles qu'elle prétend toujours défendre. Lors de ce procès, c'est la force coloniale avec sa supposée mission civilisatrice qui est opposée à un peuple abreuvé de courage et de détermination, et qui revendique ce qui lui revient de droit. L'opinion est vite séduite par cette «Jeanne d'Arc» aux convictions inébranlables. Cela ouvrira la porte aux investigations et à l'inspection au sujet de bien d'autres aspects de cette guerre. Raphaëlle Branche, historienne et spécialiste des violences en situation coloniale, souligne que «la relation franco-algérienne n'est pas faite uniquement de souffrances et il y a d'autres sujets à faire exister autre que la douleur».