L'Expression: Un colloque qui convoque de grandes figures à l'image de Raymond Aron, Germaine Tillion, Frantz Fanon, Gisèle Halimi, Albert Camus, Simone de Beauvoir, Isabelle Eberhardt, Paul Ricoeur... C'est une première non? Tramor Quemeneur: En effet, il n'y a jamais eu de colloque présentant toutes ces grandes figures qui, d'une manière ou d'une autre, ont critiqué ou se sont opposées à la colonisation ou à la guerre d'indépendance. Auparavant, il y avait eu uniquement des colloques présentant les grands courants de pensée. Le premier grand colloque, qui dépassait le seul cadre des intellectuels mais où l'on retrouvait certaines de ces figures, avait eu lieu à Alger en 1984. Il y avait ensuite eu deux colloques de l'Institut d'histoire du temps présent (Ihtp) du (Cnrs) à la fin des années 1980, en particulier celui sous la direction de Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli. Il y a eu aussi des travaux sur tel ou tel intellectuel, ou tel ou tel courant, mais jamais un tel regroupement de parcours, d'idées, de pensées. De plus, nous avons aussi voulu ouvrir sur une dimension longue: ce n'est pas seulement pendant la guerre d'indépendance que l'opposition a existé, mais c'est depuis le début de la colonisation. Or, cette dimension n'est généralement pas abordée. À tout le moins, elle est beaucoup moins connue. Nous avons ainsi voulu mettre la lumière sur ces premières oppositions et critiques du système colonial. Enfin, nous avons également voulu mettre en avant la dimension internationale. Les oppositions intellectuelles n'ont pas seulement concerné les Français et les Algériens, mais aussi les Européens, les Africains, le monde entier. Nous avons ici donné quelques exemples d'oppositions dans une dimension comparatiste et internationale. Il y aurait encore beaucoup à faire, mais il y a déjà 34 intervenants en deux journées de colloque. C'est énorme. Jamais nous n'aurions pensé cela. Et encore, il y avait encore tant d'autres figures que nous aurions voulu mettre en avant... C'est une activité à la fois scientifique et mémorielle. Ne faut-il pas à votre avis multiplier de pareilles initiatives pour extraire ce dossier des mains des politiques? En effet, nous avons besoin de telles initiatives scientifiques, des deux côtés de la Méditerranée. Les historiens, les chercheurs et bien entendu les étudiants doivent pouvoir travailler ensemble. Cela me paraît nécessaire. Je suis justement heureux de voir l'engouement que ce colloque suscite: il existe, je crois, une véritable attente sociale pour mieux connaître l'histoire franco-algérienne, dans toute sa complexité et sa richesse. Il y a 25 ans environ, je commençais une thèse d'histoire sous la direction de Benjamin Stora sur les désobéissances de soldats français dans la guerre d'Algérie. Eux aussi s'opposaient à la guerre. Mais leurs parcours sont encore beaucoup trop méconnus de part et d'autre de la Méditerranée. Il en est de même en ce qui concerne les intellectuels. Il faut montrer que la colonisation était un phénomène qui n'allait pas de soi, en France même. Des voix se sont toujours élevées pour critiquer ce phénomène: nous pouvons parler d'Ismaÿl Urbain par exemple, saint-simonien métis d'origine guyanaise, ou encore d'Isabelle Eberhardt. Mais des personnes comme Alexis de Tocqueville ont aussi porté des critiques sévères contre le système colonial. Il ne faut pas les occulter et au contraire les mettre en avant. La critique de la colonisation a existé de tout temps, ce qui n'a malheureusement pas empêché qu'elle perdure. Quels sont les principaux objectifs visés par ce colloque qui s'annonce de bon augure, et qui plus est intervient après le dégel de relations entre Alger et Paris? Parler de ces intellectuels qui ont jeté des passerelles, tissé des liens, construit des ponts entre nos deux peuples au moment où les relations entre Alger et Paris se dégèlent tombe en effet à point nommé. Si toute l'histoire de la colonisation française doit être traitée sans fard, il ne faudrait pas non plus oublier ce qui rapproche nos deux peuples. Ces intellectuels en font partie. Il faut leur rendre un juste hommage. Des observateurs avisés, notamment sur le Net se posent la question: pourquoi oublier les faiseurs d'opinion comme Mohamed Dib, Jean Lacouture, Jean-François Kahn, Henri Alleg, Henri-Irénée Marrou, Albert-Paul Lentin, même si des lectures de certains auteurs ont été programmées? Certains faiseurs d'opinion n'apparaissent pas nominativement dans les intitulés des interventions, mais il en est beaucoup question pendant le colloque! C'est le cas d'Henri Alleg ou encore de Jean-Paul Sartre par exemple. D'autres n'apparaissent pas car ils étaient encore trop jeunes. Ils sont devenus des intellectuels reconnus après la guerre d'Algérie. Tel est notamment le cas de Jean-François Kahn ou encore de Pierre Bourdieu, dont nous commémorons aussi le vingtième anniversaire de sa disparition. J'aurais voulu ouvrir tout un panel sur ces «amis de l'Algérie» de l'après-indépendance. Mais nous étions vraiment pris par le temps: il aurait fallu trois jours de colloque, ou alors ouvrir un séminaire de plusieurs années, mais ce n'était pas possible! Il est certain qu'il faudra poursuivre les travaux: le processus engagé ne doit pas s'arrêter. Tout ce que j'espère, c'est qu'il aura la possibilité d'un cadre pour pouvoir le faire, que des chercheurs français et algériens, mais aussi d'autres nationalités, continuent de se rencontrer pour traiter de ce sujet. Les mêmes observateurs s'interrogent également sur la place réservée à Jacques Soustelle, Alexis de Tocqueville, Albert Camus, etc. dans un colloque consacré aux oppositions intellectuelles contre la colonisation et la guerre d'Algérie? J'ai en effet lu des critiques sur Jacques Soustelle ou Albert Camus. Mais il faut montrer aussi les ambiguïtés de certains intellectuels, leurs évolutions, voire leurs revirements. Considérer que les intellectuels sont réductibles à une seule position qui les résume est une erreur manifeste. C'est une pensée anhistorique. Albert Camus a critiqué les conditions de vie dans lesquelles vivaient les Algériens pendant la colonisation, a dénoncé les massacres du 8 mai 1945, ou encore a appelé à protéger les civils, pour ensuite se taire et refuser de prendre position dans le conflit algérien jusqu'à sa mort accidentelle le 4 janvier 1960. Il faut aussi aborder ce type de positionnement. Il en est de même pour Jacques Soustelle: comment un homme de gauche vire-t-il en faveur de «l'Algérie française» et de l'OAS? Inversement, comment un homme ou une femme de droite en viennent-ils à être favorables à l'indépendance? Ce sont des parcours qui sont intéressants à comprendre. Les occulter sous le prétexte qu'ils ne sont pas assez «purs» ou «irréprochables» serait une erreur. Le travail intellectuel exige justement de creuser les complexités, les ambiguïtés, les particularités, les contradictions. Ce serait vraiment dommage de ne voir que cela et condamner l'ensemble du colloque, qui traite de Frantz Fanon, de Jean-Paul Sartre, de Francis Jeanson et des «Porteurs de valises», du «Manifeste des 121», des avocats anticolonialistes, des écrivains comme Kateb Yacine, des peintres qui se sont opposés à la guerre et à la colonisation.Ce serait - je trouve - une dramatique erreur. Qu'un tel colloque puisse se dérouler en France sur ce sujet est une chance extraordinaire. Ne gâchons pas notre plaisir.