Dans une salle archi-comble et devant un public intéressé et connaisseur, les invités de l'ACB ont simplement confirmé un constat déjà établi : l'œuvre d'Albert Camus est ambiguë et “profondément enracinée dans le malentendu”. À l'initiative de l'Association culturelle berbère (ACB), un colloque a tenté de répondre, samedi à Paris, à des questions posées à un moment où le prestigieux écrivain revient à la mode au moins auprès de l'intelligentsia algérienne, exilée involontaire de la guerre contre les civils. Albert Camus était-il le “prophète d'une Algérie naufragée sans la France ?” “Ses positions humanistes par rapport à la colonisation, valides de son temps, doivent-elles rester les nôtres ?” “Etait-il opposé au colonialisme pour sa nature ou simplement pour ses dysfonctionnements ?” C'est à ses questions que vont tenter de répondre les participants à ce colloque bien que le moment n'est pas aussi fortuit, à l'heure où se prépare la signature d'un traité d'amitié entre l'Algérie et la France, censée tourner la page d'une longue nuit coloniale alors que les incompréhensions sont ravivées par une loi française qui glorifie la colonisation. Dans une salle archi-comble et devant un public intéressé et connaisseur, les invités de l'ACB ont simplement confirmé un constat déjà établi : l'œuvre d'Albert Camus est ambiguë et “profondément enracinée dans le malentendu”, selon l'expression de Nabil Farès. L'écrivain n'hésite pas à appeler son aîné “Abdel” Camus comme on aurait dit Abdekrim ou Abdelkader. Une manière pour Farès de dire que Camus était bien Algérien. “Nous avons rencontré Camus comme une voix singulière qui peut passer comme une autre de la colonisation, mais inassimilable, à la violence coloniale”, a constaté Nabil Farès qui évoque son “éblouissement” devant l'œuvre de Camus “notre semblable”. Sa génération a surtout cherché en lui “le métier d'écrivain” mais aussi “le temps de vivre ensemble et non selon les catégories”. “Ce ratage de la pensée a détourné du bonheur”, regrette Farès pour lequel “Camus aurait pu être ce que la colonisation a empêche d'être”. L'écrivain “n'a pas su trouver son chemin entre ombre et soleil”, remarque-t-il en citant le poète libanais, Christiane Chaulet-Achour, issue d'une famille de pieds noirs profondément attachée à l'Algérie, où elle est restée après l'Indépendance. Mme Achour parle de l'Etranger, publié en 1942, comme du “premier roman de la colonie à rendre compte de la peur qui a gagné l'autre communauté (la française)”. “C'est, dit-elle, l'aveu troublant d'une vérité historique qui prend les allures d'une anticipation” de la guerre d'Indépendance qui éclatera en 1954. “La peur a désormais changé de camp”, dit-elle de ce moment où pointait le soleil d'une indépendance qui fera perdre l'Algérie aux maîtres colons. L'universitaire conteste la version selon laquelle Camus aurait évité les prises de position politique. “Il n'a pas fait du journalisme pour des raisons alimentaires. Il a participé à la vie publique algérienne. Il a pris la parole dans un milieu européen fortement hostile”, soutient-elle. Elle cite aussi son “appel pour une trêve civile”, lancé le 22 janvier 1956 à Alger, appelant à une solution qui n'était pas, de toute façon, l'indépendance et demandant que les populations civiles soient protégées des affres de la guerre. Quand retentissent les premières salves de la Révolution, Camus adopte “une position flottante”, estime Henri Alleg, auteur de la Question, témoignage sur la torture pendant la guerre d'Algérie, interdit en France à sa parution. “Camus ne dit pas que c'est le système colonial qui amène les Algériens à prendre les armes”, accuse Henri Alleg, en rappelant que l'écrivain avait refusé de rejoindre François Mauriac, Jean-Paul Sartre, André Malraux et Roger Martin du Gard pour dénoncer l'interdiction de la Question. Camus s'indigne et proteste. Mais il proteste en se demandant “quand l'Algérie sera-t-elle française et non quand redeviendra-t-elle algérienne ?” “Jamais on ne verra Camus évoquer autre chose que l'Algérie française”, affirme encore Alleg en analysant ses reportages sur la Kabylie, du 5 au 15 juin 1939. Dans ces écrits publiés par le quotidien communiste Alger républicain, Camus évoque une misère “indicible” et “effroyable” dans cette région où des “enfants en loques disputent le contenu d'une poubelle à des chiens kabyles”, où “le menu ordinaire se compose d'une galette d'orge et d'une soupe faite de tiges de chardons et de racines de mauves”, où une femme affamée ne pèse que 25 kg. Alleg, qui vient de publier par ailleurs Mémoires algériennes, estime aussi que la description de Tipasa est l'occasion de nier “le passé millénaire et prestigieux de l'Algérie qui fut berbère, romaine, punique, musulmane”. “Camus semble dire : nous voilà revenus sur les traces des Latins après quinze siècles d'absence”. Reconnaissant que Camus “n'était pas un colonialiste chevronné”, Alleg considère tout de même que “son comportement politique n'est pas un modèle pour les jeunes qui rêvent d'un monde plus juste et plus fraternel” et demande carrément que l'on “tempère l'admiration” pour l'écrivain que l'universitaire Hacène Hirèche accuse de s'être comporté en Kabylie “comme un anthropologue qui étudie un peuple lointain”. “Il ne considère pas les Kabyles comme ses compatriotes, suggère que la famine est intrinsèque à la Kabylie et déresponsabilise le système colonial”. Hirèche relève l'absence d'émotion chez Camus en parcourant ces contrées où sévit la famine. Le seul sentiment dont il fait part est celui de la charité manifestée par le sous-préfet, le pasteur et les sœurs blanches. À positions ambiguës, lectures plurielles. Une seule certitude : Camus, né en Algérie de parents modestes, n'a jamais milité pour l'Indépendance. De Paris, Yacine KENZY