En cette année du soixantième anniversaire de leur Etat post-colonial, les Algériens peuvent légitimement s'enorgueillir des avancées considérables accomplies depuis 1962. Dans le même temps, ils sont en droit de se demander aussi si ces dernières sont à la hauteur des ambitions et des finalités exprimées par les artisans de la Révolution de 1954. En vérité, bien des déconvenues ont marqué la période 1962-2022, gâchant un temps précieux qui aurait pu être employé à attiser le rendement de l'entreprise gigantesque dédiée au développement sous toutes ses formes. Dans son rapport de décembre 2021 sur l'Algérie, le FMI par exemple considère, notamment que «des réformes structurelles doivent être mises en oeuvre pour faciliter la transition vers un nouveau modèle de croissance». Dans ce même ordre d'idées, un expert algérien en sciences de gestion et en prospective économique, A. Lamiri (2013), qui qualifie la décennie 2020 de «décennie de la dernière chance», écrit: «Le scénario de la déchéance est fort probable si des mesures salutaires et radicales ne voient pas le jour très rapidement. Tout le monde y perdrait...». Autrement dit, notre pays aurait un sérieux retard à rattraper s'il veut éviter de s'enfoncer dans un sous-développement propice à la dépendance. Pour y parvenir, il est tenu de se réformer dans toutes les directions et ne rien négliger. Dans cette optique, nombreux sont les thèmes éligibles à un traitement approfondi. Parmi ces thèmes, ceux de la bureaucratie et du dépérissement de la vie politique sont au centre des commentaires sur le fonctionnement de notre jeune Etat, à travers quelques questions pressantes. Pourquoi nos pratiques de gestion ont-elles montré leurs limites, ne faisant qu'aggraver les dysfonctionnements au sein de nos divers appareils? Pourquoi l'Algérie de cette troisième décennie du XXIe siècle a-t-elle un besoin urgent d'efficacité? Pourquoi l'action politique doit-elle se mêler de stratégie et de gestion? Pourquoi devons-nous changer les modes de raisonnement, d'organisation et de décision de plus en plus contestés de notre système administratif? Et pourquoi est-il temps de se dégager des idées reçues et des idéologies pour retrouver la sérénité et ouvrir grandement les yeux sur le monde nouveau qui se construit autour de nous? Ces questions sont d'une importance capitale en raison de plusieurs phénomènes qui impactent le comportement du corps social. C'est ainsi qu'un certain scepticisme, plus ou moins conscient, mène les Algériens à douter de leurs institutions et à s'en prendre sévèrement au monde de la politique et celui de l'administration. L'un et l'autre sont soupçonnés d'impuissance à enrayer la spirale infernale du relâchement engendrée par les crises qui brutalisent la société depuis les évènements d'octobre 1988. Ils sont soupçonnés d'inaptitude à ménager à la fois des ouvertures sur le long terme et des perspectives immédiates sur les efforts à consentir. Depuis plus de trente ans en effet, nos politiciens et nos bureaucrates s'épuisent à dresser des constats sans parvenir vraiment à sortir des sentiers déjà battus. Les propos que nous affectionnons dans nos discours se rapportent le plus souvent à la critique dévastatrice, ainsi qu'à l'aspect normatif, c'est-à-dire à la façon dont les choses devraient théoriquement fonctionner au sein de l'Etat, des collectivités locales et des entreprises. D'une échéance à l'autre, gouvernement après gouvernement, on s'est globalement limité à la réalisation des projets inscrits au budget, tout en produisant des lois, des règlements et des mots d'ordre prometteurs à l'application incertaine sur le terrain. De tels phénomènes ne proviennent pas d'un défaut d'intelligence ou bien d'une inconscience de la nocivité de leurs répercussions. C'est tout simplement le fruit d'une rupture avec la culture de l'anticipation, de l'organisation et de l'efficacité. Soumis à des contraintes très fortes, nous avons plutôt eu tendance à porter l'attention sur l'immédiat au détriment des projections sur l'avenir, la quantité au détriment de la qualité, le conjoncturel au détriment du structurel, la forme au détriment du fond, la logistique au détriment de la stratégie, les bilans chiffrés au détriment de leur impact sur la vie des gens. Cela a empêché le pays d'entrer d'un pas assuré dans un cercle vertueux de l'action de modernisation des structures et des méthodes du système post-colonial, laquelle est la voie la mieux indiquée pour avancer. Pourtant, quelques trois décennies se sont écoulées depuis qu'un changement radical s'est produit en Algérie, bousculant le cours établi des choses. Il s'agit de l'avènement du libéralisme qui est censé réduire les rigidités et les blocages d'une bureaucratie omnipotente dont les circonstances avaient rendu l'émergence inévitable en 1962. Or, si en 2022, l'étatisme et le dirigisme qui caractérisaient le régime du parti unique (1962-1989) ont plus ou moins reculé dans le domaine économique, ce repli s'est traduit par un déferlement considérable du bureaucratisme. Ce dernier n'entend strictement rien à la réflexion organisationnelle et aux bonnes pratiques de la gestion moderne qui sont la marque du succès dans la manière de concevoir et de conduire avec efficacité les politiques publiques. Il est absolument réfractaire au renouvellement des vieux outils de gestion et des modes de fonctionnement hérités de l'administration française. De ce bureaucratisme a résulté tout naturellement un essoufflement des tentatives de réforme avec à la clé un recul avéré de nos performances dans la quasi-totalité des secteurs. C'est ainsi que nos administrations, nos assemblées et nos banques par exemple, ont eu tendance à s'engourdir et à se raidir davantage, tout en s'écartant de leur vocation d'intérêt général et des bonnes habitudes de prise en charge du domaine collectif. Quant au monde des politiciens, il s'est empêtré dans quatre comportements déplorables: 1- l'opportunisme politique de nature populiste qui tend à faire valoir les calculs étroits au détriment de l'engagement authentique fondé sur des valeurs, des convictions et des principes; 2- l'inclination de maints protagonistes à compenser l'incurie par la langue de bois dans des propos intempestifs sur la Révolution ou bien le nationalisme destinés en réalité, soit à faire diversion, par l'excitation de l'émotion des gens, soit à compenser un défaut de vision et de maîtrise des sujets prioritaires à débattre; 3- le désintérêt envers l'apprentissage des normes et mécanismes globaux des matières à réformer, c'est-à-dire un reflux du perfectionnement personnel continu, indispensable au professionnalisme; 4- l'indifférence à l'égard de la réalité du monde d'aujourd'hui où tout est subordonné aux savoir, savoir -faire et méthodes de la pensée efficace, ainsi qu'à l'intelligence individuelle et collective. Alors que faire et qu'avons - nous à portée de la main qui soit de nature à nous inspirer utilement pour jalonner la route du relèvement? Contraindre le monde bureaucratique et les professionnels de la politique à se réformer de l'intérieur en s'adossant à leurs vécu et habitudes? Peine perdue pour une raison très simple: il est difficile de réclamer aux protagonistes de scier la branche sur laquelle ils sont assis. Se limiter à opérer des changements d'organigrammes ou de personnes sans modifier l'esprit, les méthodes et les comportements au sein des divers appareils? Approche peu réaliste, tant il est établi depuis les années 1980 déjà, que les mesures prises dans ce sens n'ont pas eu l'impact souhaité. Ces hypothèses paraissant ainsi illusoires, on serait alors tenté de baisser les bras en imputant nos difficultés à une fatalité qui poursuivrait notre jeune Etat depuis sa naissance en 1962 dans des circonstances difficiles. Ou encore nous accommoder de l'autosatisfaction en brandissant fièrement à chaque occasion nos multiples réalisations quantitatives dans tous les domaines. On pourrait aussi arguer du fait qu'une oeuvre humaine n'est jamais parfaite et que notre parcours entre 1962 et 2022 a été trop court pour exiger davantage. Mais rien de tout cela n'est péremptoire parce que l'Etat algérien n'est pas infirme. Il a relevé déjà maints défis et a subi bien des épreuves qui l'ont affermi au fil des ans. Malgré des ratages certains, il peut s'enorgueillir de la métamorphose qui s'est opérée dans l'Algérie post-coloniale. Il s'est également doté de ressources lui permettant d'agir, aujourd'hui, plus efficacement face aux nouveaux problèmes qui ont surgi sur sa route. Ces problèmes sont étroitement mêlés en un ensemble complexe dont le poids repose désormais sur les épaules de tous les protagonistes dans le monde de la politique, de l'administration, de l'armée et de l'entreprise réunis. Ces derniers sont ainsi face à l'obligation de synchroniser leurs actes en un même mouvement. Dans cette perspective, il leur est bien difficile de faire l'impasse sur la nécessité de méditer sérieusement deux sujets fondamentaux: 1- le bien public dont la considération est de nature à endiguer l'érosion du vivre- ensemble; 2- la recherche des ressorts nécessaires à une dynamique de l'efficacité indispensable à la survie de l'Etat. Iront-ils alors dénicher ces ressorts dans les doctrines bien connues des théoriciens des organisations avec leurs concepts, leurs méthodes et leurs outils qui sont au fondement de la performance? Ou bien la performance qui nous manque n'est-elle pas à rechercher d'abord, plus empiriquement, dans la réalité, aussi bien la nôtre que celle des pays ayant une longueur d'avance sur nous? En vérité, toute prouesse est à la fois un fruit de la science et de l'expérience, lesquelles se nourrissent mutuellement. Autant dire qu'un retour aux fondamentaux de la gestion efficace dans nos diverses organisations s'avère plus que jamais nécessaire. Qualifiée aussi de management, celle-ci n'est plus une activité approximative, mais un vrai métier qui a fait tache d'huile dans le monde entier, aussi bien dans le secteur privé que le secteur public. Or, en Algérie, force est de constater que rarissimes sont encore les entités publiques, aussi bien administratives qu'économiques, qui admettent le fait que superviser, administrer, diriger, c'est emmener les événements, les guider, les conduire, et non les subir en les observant passivement. Et que, par voie de conséquence, l'administration moderne s'amorce par le pronostic, la prévision que suit de près une évaluation des écarts à tous les échelons de la décision. Sans quoi, il est vain de parler de gestion et d'efficacité. Pourtant, en ces temps de crise où maintes institutions semblent en panne d'idées de réforme et de novation, deux entités importantes se sont gardées de tomber dans le bourbier des conceptions et routines désuètes, ainsi que des pratiques et traditions caduques. Il s'agit de l'Equipe nationale de football et de l'armée. L'une et l'autre n'ont pas perdu de vue le critère de l'efficacité opérationnelle. L'une et l'autre ont compris qu'une telle efficacité repose sur une culture de l'ordre, la discipline, le sens du leadership, la rigueur dans le travail, l'esprit d'équipe, l'anticipation, la formation, la motivation et le moral de l'élément humain. Bref, autant de facteurs de performance qui peuvent être adaptés à d'autres entités, parce que formant aussi des digues contre les dérèglements dont la société peine à se débarrasser. C'est d'ailleurs en considération de ces dérèglements que peut s'analyser d'une manière objective l'incursion des militaires dans la politique un peu partout dans les pays dits du tiers- monde. Cela ne signifie évidemment pas qu'une telle incursion soit systématiquement justifiée, ni que les armées soient exemptes d'imperfections, ou qu'elles soient des solutions durables aux errements des professionnels de la politique. Comme toutes les organisations humaines, elles ne sont pas à l'abri des intérêts corporatifs ou autres. À l'instar des institutions civiles, ce sont également des entités hétérogènes où toutes sortes de rivalités peuvent favoriser la segmentation entre leurs membres, voire même, parfois, une atténuation de la loyauté à la corporation. Il n'en demeure pas moins qu'en l'état actuel des choses dans notre pays, l'armée est un pilier essentiel de l'Etat qui charrie relativement le moins de dysfonctionnements organisationnels et opérationnels. Aussi, tant que la société peine à trouver en son sein des catalyseurs sûrs de remise en ordre de ses affaires, il lui serait bien difficile de se délester du jour au lendemain d'un tel outil. C'est d'ailleurs le cas dans beaucoup de pays nouvellement indépendants où les militaires ont eu à intervenir à un moment ou un autre dans le domaine du pouvoir civil. Et s'il arrive que ces derniers soient tentés par le service de leurs propres intérêts, il arrive aussi qu'ils jouent un rôle constructif au service de leur peuple dans les moments de crise. Or, c'est bien un moment critique de son histoire que l'Algérie traverse précisément, aujourd'hui. C'est un moment qui se caractérise par un affadissement du sens de l'Etat, une atrophie des institutions civiles, un certain affaiblissement de l'autorité, une dégradation systémique du sens moral dans la gestion de la chose publique, des rivalités claniques ou même régionalistes dans certains appareils, l'exode des cerveaux, les déséquilibres économiques, l'inertie administrative, l'intrusion de l'argent sale dans les opérations électorales, les clivages politiques et toutes sortes de dépassements. Bref, autant de symptômes inquiétants face auxquels les Algériens n'ont pas à portée de la main des organisations politiques, des assemblées et une administration performantes. Ils ont certes, des individualités engagées et convaincues de la justesse de leurs idées. Mais leur désorganisation est telle que leur impact sur la société reste superficiel. Aussi, dans l'immédiat, hormis l'exemple d'efficacité organisationnelle de leur Equipe nationale de football conduite par Djamel Belmadi, les Algériens n'ont d'autres repères que leur armée, dont les modes de gestion sont conçus différemment de ceux de la politique politicienne où tout consiste pour les protagonistes à se servir des autres pour parvenir à leurs propres fins. Il est vrai qu'ici ou là, des doutes ont constamment plané quant à la volonté des militaires de se consacrer exclusivement au service de l'intérêt public. Il est tout aussi vrai que dans les pays nouvellement indépendants, «les militaires acceptent rarement volontairement leur propre extinction politique». (J.H.Mittelman, 1977). Il n'en demeure pas moins qu'en dernier ressort, le comportement de ces derniers à l'égard de la politique reste tributaire de cinq conditions incontournables: 1- l'aptitude d'une société à vivre en démocratie, ce qui n'est guère séparable d'un minimum de facteurs favorables d'ordre sociologique, économique, culturel, psychologique...; 2- le développement de la conscience civique au sein de la société; 3- la capacité des professionnels de la politique à miser sur le partenariat plus que sur la confrontation, le sens de l'Etat plus que l'esprit de clocher, la cohésion responsable plus que la division dévastatrice, afin de progresser collectivement plutôt que de traîner dans une mêlée de tous contre tous; 4- le consentement des gestionnaires à tous les niveaux à mettre leurs actes en conformité avec les discours qu'ils produisent et les lois dont le pays se dote; 5- et enfin, la nécessité pour les militaires eux-mêmes de s'ériger en véritables visionnaires, en contribuant à susciter chez les Algériens la confiance indispensable à la formation de l'Etat national de demain, fondé sur le droit. Toutes ces conditions sont en gestation dans la société. Elles pourraient germer rapidement à la faveur d'un modèle de gestion tourné vers l'avenir, pariant sur la ressource humaine, harmonisant les efforts et créant de l'efficacité dans le cadre d'un projet collectif ressenti comme tel. Cela met bien en évidence ce dont l'Algérie du soixantième anniversaire de l'indépendance a un besoin impératif, c'est-à- dire oeuvrer avec réalisme, hors de toute idéologie, source de polémique, pour venir à bout des vices cachés de son modèle obsolète de fonctionnement, ainsi que des mécomptes de sa classe politique et de ses bureaucraties. Pour ce faire, elle pourrait d'ores et déjà inscrire à son agenda 2022, au titre des priorités, trois dossiers fondamentaux: 1- le dossier de la ressource humaine; 2- le dossier de l'administration stratégique; 3- le dossier de l'administration opérationnelle. Face à la routine, aux dysfonctionnements et aux turpitudes des temps actuels, une telle approche serait un autre signal du relèvement vers mieux d'Etat et davantage de rendement. *Membre du Conseil de la Nation