Ibn khaldoûn est mort, il y a six cents ans ; aujourd'hui, il n'est pas un simple nom. Ce n'est pas un miracle. C'est la vérité d'une intelligence reconnue par une miraculeuse intelligence soudainement mondiale. Serait-il venu le temps pour l'humanité de faire enfin l'effort maximum de s'assimiler l'esprit des génies qui ont contribué à lui assurer vie, science et dignité? Longtemps, que ce soit dans le monde arabe même, que ce soit dans le monde occidental, Aboû Zayd Abd er-Rahmân ibn Mohammed ibn Khaldoûn Walî ed-Dîn et-Tounisi el-Hadramaoutî el-Ichbîlî el-Malikî, l'auteur du prestigieux ouvrage El-Mouqaddima, est seulement connu par quelques rares penseurs de son siècle et par quelques beaux esprits non aveuglés par trop de lumière des siècles suivants. Cependant, le génial historien-philosophe-sociologue-magistrat-politicien-diplomate, au nom tout court d'Ibn Khaldoûn, a réussi, siècle après siècle, à rester une personnalité savante unique d'une étonnante modernité en son temps et auprès duquel, est-on en droit de se demander, quel vrai chercheur d'Orient ou d'Occident n'a-t-il pas trouvé aujourd'hui quelque apaisement à son inquiétude intellectuelle ou quelque inspiration pour développer sa réflexion au regard de notre monde de plus en plus complexe? Mais la grande et stupide mésaventure que l'on pourrait faire encourir à la pensée khaldounienne est de lui faire expliciter nos actualités qu'elle ne pouvait évidemment imaginer. Il faut situer Ibn Khaldoûn dans le temps. Un de ses ancêtres Khaldoûn ben Othmân, venu du Hadramaout (Arabie du Sud), s'est installé à Qarmoûna, en Andalousie, à la fin du ixe siècle. Sa famille se transporte à Séville, puis à Tunis. Dans cette ville, le 1er ramadhân 732 (27 mai 1332), naît Ibn Khaldoûn ; il meurt le 25 ramadhân 808 (16 mars 1406) au Caire. Ibn Khaldoûn, rapporte-t-on dans une oeuvre romanesque, précise: «Je naquis pendant le mois de Ramadhân. Mon frère Yahia fut assassiné pour moi un soir de Ramadhân. En Ramadhân, je quittai mon repaire de Taoughzoût. Je partis pour Mekka au début du Ramadhân, et c'est un même temps qui vit la fin de mon exil dans le Fayoum et ma réintégration comme Cadi. Enfin -une gageure de vérité!- le Ramadhân qui suivit l'incendie de Damas et son pillage par mon ami Timour me vit grand Cadi...» Cela est un simple trait, mais facile à découvrir dans son oeuvre essentielle El-Mouqaddima, caractérisant l'humour de celui qui s'est formé à sa seule et propre école et dont tout le monde parle aujourd'hui, affirmant qu'«il n'est pas inexact de dire qu'il a réinventé, pour son usage personnel, par un effort de génie, ce que nous appelons histoire, nous autres, depuis Hérodote (E.-F. Gautier, Les Siècles obscurs du Maghreb).» Il faut reconnaître que c'est en plein Moyen Âge de l'Occident qu'Ibn Khaldoûn s'est révélé par ses fortes études et par ses qualités de fin observateur, d'analyste, de visionnaire, de créateur et d'animateur d'idées nouvelles. Il a eu une vie agitée, voyageant (aller et retour) sans cesse -avec quelques rares haltes pour des séjours plus ou moins longs- , souvent fugitif farouche et effarouché, allant de ville en ville (Tunis, Bougie, Biskra, Tlemcen, Fès,...Grenade, Le Caire, Mekka, Damas,...), recherchant tantôt l'impossible gloire auprès des princes et des rois, parfois au risque d'une existence dangereuse (il a connu la disgrâce et la prison, le deuil de sa famille, toute perdue dans un naufrage), tantôt fuyant les emplois honorifiques vers lesquels pourtant le pousse sa passion du pouvoir. C'est au cours de ses pérégrinations, en partie dans la Qal'a d'Ibn Salâma, près de Frenda, qu'Ibn Khaldoûn a pu écrire son oeuvre principale Kitâb el-'Ibar (Le livre des Leçons) portant sur l'histoire des Arabes et surtout sur celle des Berbères et des dynasties musulmanes de l'Afrique septentrionale et de l'Espagne. Le livre est précédé de la fameuse Mouqaddima (Introduction ou Prolégomènes). L'auteur y introduit des concepts spécifiques à son étude: une méthode originale et remarquable, le pourquoi et le comment des choses, le 'Oumrân (au sens général de civilisation, la hadhâra), la 'açabiya (esprit de corps), le moulk (pouvoir temporel),...Il y traite des règles de la critique historique, de la distinction des peuples en tribus nomades et en tribus sédentaires, de la formation des villes, de la nature des différentes espèces de royauté, du califat, de la théorie de la connaissance, etc. L'Occident et les Arabes n'ont pas encore fini de découvrir chez Ibn Khaldoûn des sources pour satisfaire les préoccupations de notre xxie siècle. La dialectique, la méthode qu'il a instituée pour nous faire comprendre «l'état social de l'Homme», c'est-à-dire sa civilisation, continue à mettre en évidence son génie que l'Europe, trop jalouse de ses prérogatives et de sa doctrine chauvine attachée à Machiavel, à Montesquieu,...à Comte, à Hegel, à Marx,...commet le péché d'orgueil. Mais sans aller trop vite en besogne, nous-mêmes devons laisser à Ibn Khaldoûn ce qui lui est dû et engager de nouveaux débats par l'enseignement et l'approfondissement de son oeuvre dans nos universités.