L'Expression: Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs? Lyès Bélaïdi: Je suis enseignant et écrivain, né le 6 octobre 1990 à Larbaâ Nath Irathen. Titulaire d'un diplôme de master en linguistique amazighe. Actuellement, enseignant de tamazight à Larbaâ Nath Irathen. Je suis auteur du roman «Yezger Asaka» édité en 2019. J'ai aussi publié un dictionnaire-encyclopédie d'histoire «Tasnayt tamazrayt; tidyanin d tme?ranin n umezruy a?elnaw azzayri» en 2022. Cet ouvrage a obtenu le Troisième Prix au concours de la nouvelle «Belaïd At Ali» organisé par «Tasbeddit Tiregwa» au Canada en 2018. J'ai obtenu le Premier Prix au concours de la nouvelle «Bélaïd At Ali» organisé par «Tasbeddit Tiregwa» au Canada en 2019 ainsi que du Prix du président de la République en 2021 dans la catégorie «patrimoine» avec mon Encyclopédie d'histoire du Mouvement national algérien «Tasnayt tamazrayt; tidyanin d tme?ranin n umezruy a?elnaw azzayri». En outre, je suis coordinateur dans la revue semestrielle «Aselmad», créée par un collectif d'enseignants de langue amazighe. J'ai collaboré au journal La dépêche de Kabylie avec des textes et articles littéraires en langue amazighe. Comment est née votre passion pour la langue amazighe? Ma passion pour tamazight remonte à mon enfance, pour nommer l'étincelle jaillissante de cet amour, je dirais les événements du printemps noir 2001, des événements très marquants qui ont ancré en moi le désir passionnel d'écriture. J'avais alors 11 ans et mes yeux étaient témoins de ce qui se passait et mes oreilles de ce qui se disait. J'ai vu des parents pleurant le sort de leurs fils abattus, pantelants, les blessures et les répressions. En dépit de mon jeune âge, je reconnaissais l'effroi subi. Les manifestants revendiquaient tamazight sous ses formes les mieux valorisantes; dire que c'est une langue et elle existe en tâchant de la préserver. Je me souviens avoir appris tamazight en autodidacte; je me suis donné les moyens pour l'apprendre, moyennant l'écrire sur une banderole, j'avais écrit plus exactement: «Tamazight di lakul», je réclamais tamazight à l'école car à cette époque on ne l'enseignait pas et elle était stigmatisée. L'écrire à l'école ce qui va déboucher sur une marche en hommage à ceux qui sont morts pour cette langue (notamment deux martyrs de notre commune). Je sentais aussi comme une certaine injustice quand j'utilise un mot en kabyle et que le professeur ou autres me le font remarquer avec un jugement malsain en me décrivant par exemple d'un «amputé de la langue» ou en me disant «parle correctement». C'était des rappels désolants et inégaux. Voilà donc un peu pour l'ensemble de ce qui fait de moi un féru de tamazight. Qu'en est-il de votre passion pour l'écriture? Avant la manifestation d'une passion pour l'écriture, il faut dire que je fus un sulfureux de la littérature qu'on qualifiera d'oral, depuis mon enfance je prêtais attention à la poésie orale (isefra), les histoires traditionnelles, les fables, les récits de grands-mères... etc. Ensuite je me suis mis à lire des textes, des récits, des livres (scientifiques et littéraires) je lisais un peu de tout, je lisais ce qui me tombait sur la main. J'ai endurci mes lectures avec des ouvrages en tamazight, ainsi émergea ma passion d'écrire. Cette action de prendre un stylo, se posait et me donna un pouvoir de créateur de monde; je peux modeler des personnages, les faire bouger, leur véhiculer une idéologie, des aspects sociaux, des aspects psychologiques, en écrivant je suis souverain de mon récit. Par ailleurs, l'écriture me permet d'évacuer ce que recèle ma tête, pour mieux voir ce qu'il y a dedans, en faisant ça je me sens souple, comme si je me séparais d'une charge prépondérante. En écrivant je m'apaise, en écrivant je me réjouis. Votre premier roman intitulé «Yezger asaka» est-il votre premier texte littéraire ou bien avez-vous déjà écrit d'autres textes comme de la poésie, auparavant? La poésie non, j'ai écrit des textes littéraires, des textes dans le cadre académique et pédagogique. J'ai débuté le partage de ma plume dans la revue «Aselmad», puis quelques articles littéraires, historiques dans le journal La dépêche de Kabylie, j'ai aussi joint ma plume dans deux pièces théâtrales: Huska jouée par la troupe Igawawen, et un récit qui était a priori en français que j'ai traduit en kabyle en y apportant ma propre signature. Comment est née l'idée d'écrire ce premier roman? Au départ, je me suis jamais dit que j'allais écrire un roman un jour, la naissance de l'idée vient de ma navigation sur «Facebook», je défilais alors mon fil d'actualité puis je tombais sur une vidéo d'un petit garçon au teint noir en train de mendier dans un bus transportant des voyageurs (une vidéo qui a eu beaucoup de réactions), le chauffeur ou le receveur l'a giflé à plusieurs reprises, les gens présents étaient en mode spectateurs. Moi derrière mon écran je fus touché, j'avais senti pitié et compassion pour le petit enfant. Comment faire pour extrapoler la situation de ce petit garçon, une situation que vivent pas mal de ses semblables, ou peuvent vivre nos semblables ailleurs (pour parler en terme de citoyenneté). Moi qui ne suis ni chanteur pour psalmodier sa douleur, ni un journaliste pour dénoncer la violence qu'a subie le petit. Alors je me suis fié à la feuille, j'ai commencé l'écriture de la situation que les noirs clandestins subissent et sont susceptibles de subir, mot après mot et phrase après phrase ont fait un roman. En plus de cette idée initiale ayant motivé l'écriture de ce roman, nos lecteurs peuvent-ils savoir quels sont les autres thèmes abordés dans votre livre? Le roman embrasse divers sujets, centrés sur un personnage principal qu'est Sayddu Mayga, je décris alors son parcours en passant par sa situation sociale, sa formation académique, son environnement, son pays natal, le gouvernement qui le régit. Par ailleurs, je fais des clins d'oeil sur des sujets qui touchent même notre pays; la liberté d'expression, l'exil, les talents qu'on perd, etc. Je me penche aussi sur le népotisme; les incompétents qui occupent des postes non mérités. Je mets la lumière sur Sayddu, son parcours, les difficultés qu'il a trouvés en Algérie, j'essaye d'analyser sa situation au Sahara, puis en Kabylie. En gros, je peins un personnage à qui j'accroche d'autres thématiques que recèle la réalité. Le titre de votre roman est très symbolique et poétique, pouvez-vous nous en dire plus? Un titre élémentaire comportant un verbe et un complément, un titre global qui essaie de synthétiser le récit. Puisque le personnage principal sayddu Mayga s'aventure, voyage de ville en ville dans l'espoir de trouver une situation meilleure, un avenir meilleur, et un pays meilleur au sien. Le gué est alors une métaphore de son parcours pour son itinéraire dont la finalité est de mettre un pied en Europe. Par ailleurs, j'ai choisi ce titre, pour attirer le lecteur, car l'aboutissement du roman est une fin ouverte, laisser libre choix aux lecteurs d'interpréter comme bon leur chante une suite des événements. Après ce premier roman, vous avez publié un deuxième livre qui a reçu le Prix du Président en langue amazighe, de quoi s'agit-il au juste (dans ce livre)? Ce livre est une encyclopédie approximative de l'histoire algérienne éditée par l'Enag en collaboration avec le HCA (Haut Commissariat à l'amazighité) à la fin 2021. Dans ce livre, j'essaye d'expliquer les événements, les faits en relation avec le Mouvement national et la guerre de libération. Ralliant des articles et des concepts historiques. C'est une première pour un livre de ce genre, notant qu'il n'y a pas eu, jadis, une encyclopédie d'histoire écrite en tamazight. Avec cet ouvrage, j'ai remporté le Prix du président de la République en 2021 dans la catégorie patrimoine. Pouvez-vous nous donner votre avis sur la littérature amazighe aujourd'hui? La littérature amazighe est très ancienne, Ibn khaldoun disait «si les Berbères avaient écrit ce qu'ils avaient comme patrimoine littéraire, les bibliothèques seraient remplies de littérature amazighe». Jadis les berbères n'écrivaient pas, tout passait par l'oral. Une personne énonce des laïus, d'autres retiennent ce qu'ils peuvent, on les transmet aux futures générations puis on a ce qu'on a aujourd'hui de gardé. De nos jours, c'est l'écrit qui domine. Pour faire mon bilan je dirai que la littérature amazighe est passée par deux phases: la transcription, on écrit ce qui est dit, ce qu'on nous a transmis. Puis vint la création: on s'essaie à de nouveaux textes. Maintenant on est dans la phase de modernisation: mettre à jour la littérature amazighe avec les temps présents. En aspirant à une autre étape qu'est l'universalisation. On constate qu'il y a beaucoup de femmes qui signent des romans en tamazight, peut-être même qu'il y a plus de femmes que d'hommes romanciers, ces dernières années. À quoi est dû ce phénomène? Effectivement, il y a beaucoup de romancières en tamazight, c'est un constat qu'on a remarqué exclusivement en 2020 et 2021. Deux années dont les écrivaines femmes étaient prolifiques. En 2020, trois hommes et cinq femmes ont écrit des romans, en 2021, on a sept hommes et huit femmes. Contrairement à cette année 2022, les écrivaines n'ont pas produit, pour l'instant il y a six romans et c'est signé par des hommes. Pour l'explication, je n'en ai pas vraiment, peut-être qu'il faut une étude ou une analyse universitaire sérieuse, pouvant étudier les aspects sociologiques de ce phénomène, ça serait plus crédible. Une chose est sûre, la littérature kabyle traditionnelle est dominée par les femmes. Ces dernières étaient plus nombreuses dans la pratique des fables, les poèmes (isefra), les devinettes (iqnaz), littératures, petites histoires, tibu?arin, ddekker, azuzen, a?i?a, amaâzber, etc. Ce sont leurs noms qui demeurent ignorés, on sait qu'elles ont pris une partie pour la langue de tamazight en généra, mais dans l'anonymat, le seul nom que j'ai c'est: Lala Khdidja Tukrift. Pour les hommes on a ce qu'il y a de plus classique: Si Moh U Mhend, Youcef Oukaci, Cheikh Mohand Ou Lhoussine, Lbachir Amellah, Sidi Qala. Avez-vous des projets d'écriture en cours? Je suis en train d'écrire mon deuxième roman, je ne lui ai pas encore attribué de titre, il n'est pas achevé; il n'est pas encore à sa moitié. Vous êtes enseignant de langue amazighe, pouvez-vous nous parler de la relation entre l'enseignement de tamazight et la littérature en tamazight? À l'école on enseigne, on étudie des textes, on fait la lecture aux élèves, on se penche aussi sur ses caractéristiques, ses formes, qu'il s'agisse de littérature ou de lecture de manière générale: lecture plaisir, poésie, etc. On est en train de former nos élèves, moyennant l'augmentation du nombre de lecteurs et plus de gens intéressés par la littérature en tamazight. La règle est très simple: plus on a de lecteurs dans la langue amazighe, plus le nombre d'auteurs sera plus grand. Le fait d'initier les élèves sur le territoire national ne fera que stimuler notre culture dans toute sa splendeur.