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«Le Monde arabe est fragmenté»
Ahmed Kateb, enseignant en relations internationales, à L'Expression
Publié dans L'Expression le 31 - 10 - 2022

Enseignant chercheur en relations internationales, Ahmed Kateb s'intéresse à la zone Mena, au partenariat euro-méditerranéen et aux questions africaines. Son approche universitaire s'en trouve consolidée par une expertise journalistique, puisqu'il a été responsable dans des médias du secteur public (APS, Eptv). Dans l'entretien qu'il nous a accordé, il apporte des arguments plaidant en faveur de la réussite du Sommet arabe d'Alger.
L'Expression: Le Sommet arabe d'Alger est présenté comme un rendez-vous majeur pour l'ensemble des pays participants, tant au plan géopolitique qu'au regard de sa dimension historique. Que vous inspire-t-il?
Ahmed Kateb: C'est la troisième fois que l'Algérie abrite un Sommet arabe ordinaire, après ceux de 1973 et de 2005. Il y a eu aussi un Sommet arabe extraordinaire, celui de 1988 consacré à l'Intifada palestinienne. Pour cette 31e session, le Sommet arabe d'Alger est un évènement majeur à plus d'un titre. D'abord, parce que c'est le premier qui se tient après la pandémie de Covid-19. De toutes les organisations régionales, la Ligue arabe ne s'est pas réunie depuis le Sommet de Tunis en 2019. L'Union européenne (UE), l'Union africaine (UA), l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS), les Brics, pour ne citer que celles-ci, toutes ont organisé des sommets virtuels puis en présentiel dès la fin 2020. Ça n'a pas été le cas de la Ligue arabe qui se réunit enfin à Alger après deux reports consécutifs.
Evidemment, celui qui dit Covid-19 dit nouveau paradigme dans les relations internationales. La notion d'ami ennemi, chère au philosophe Carl Schmitt, avec la séparation nette faite entre les deux branches du binôme, s'est trouvée bousculée. Des pays amis, alliés se sont retrouvés face à face, et non pas côte à côte, pour se procurer les vaccins, les masques et le matériel médical. Au printemps 2020, l'Italie, pourtant membre de l'UE était assistée plus par la Russie que par ses partenaires européens. Les plaques tectoniques des relations internationales ont sérieusement bougé. De nouvelles grilles d'analyses bousculent les anciens schémas hérités de la période de l'hégémonie de l'hyper puissance américaine. Le retour au primat de l'Etat nation est perceptible et la montée des populismes en Europe surfe justement sur cette vague.
Le conflit en Ukraine est le deuxième fait majeur qui produit un nouveau sens au niveau mondial. L'opération spéciale russe et la polarisation du bloc occidental-impérial face à l'Eurasie qui englobe la Russie, la Chine, l'Inde et l'Iran, soit trois pays membres des Brics et tous les membres de l'OCS, est désormais un moment important dans les relations internationales. À l'alignement de certains pays sur l'Occident impérial en imposant des sanctions unilatérales à la Russie, répond un non-alignement majeur des pays asiatiques et surtout africains. L'Algérie, l'Afrique du Sud, le Sénégal, le Mali, le Soudan, le Mozambique pour ne citer que ces pays se sont abstenus de condamner Moscou à l'Assemblée générale de l'ONU. Les pays arabes ne sont pas en reste. Preuve que les lignes bougent: l'abstention des Emirats arabes unis lors du vote contre la Russie au Conseil de sécurité en février 2022, un rapprochement entre les pays du Golfe et la Russie concrétisé par la décision de l'Opep+ de baisser la production quotidienne de 2 millions de barils/jour à partir de novembre. C'est dire que le Covid-19 et la crise ukrainienne ont fait valoir une idée-force: plus que jamais, c'est la primauté des intérêts nationaux qui dicte le comportement des Etats sur la scène internationale. Cela se ressent déjà à la veille de la tenue du Sommet d'Alger.
La question palestinienne, considérée comme centrale, se heurte à une nouvelle réalité politique caractérisée par la normalisation engagée par des pays arabes. Malgré cela, cette question figure en très bonne place dans l'ordre du jour du Sommet. Que peut-on en déduire?
D'abord, la question palestinienne demeure dans le coeur de l'action diplomatique de l'Algérie. Dès avant l'indépendance, les Algériens ont marqué leur solidarité avec la Palestine en 1948. Après l'indépendance, l'Algérie s'est engagée dans les guerres de 1967 et 1973 aux côtés des armées arabes et a mobilisé son appareil diplomatique en faveur de cette question. Les Sommets d'Alger en 1973, 1988 et 2005 confirment cet engagement. Le Sommet de 2022 s'inscrit dans cette continuité. Grâce aux efforts de l'Algérie, la question palestinienne revient au centre des préoccupations géopolitiques du Monde arabe. Après plusieurs années d'errements à cause des bouleversements nés du printemps arabe, des agendas extra régionaux avaient pris le dessus sur les questions arabes stricto sensu, à la tête desquels, la question palestinienne. Celle-ci a été reléguée au second plan après la vague de destruction et de déstabilisation des Républiques arabes (Tunisie, Egypte, Libye, Syrie et Yémen). Des alliances sont nées à cette période, plaçant des puissances régionales non arabes au coeur du jeu arabe: la Turquie alliée des pouvoirs issus des Frères musulmans (Tunisie, Libye, Egypte à l'époque de Morsi, Conseil de transition syrien) et du Qatar. L'Iran a renforcé ses liens avec la Syrie aux prises à une vague de déstabilisation islamiste ainsi qu'avec l'Irak afin de contrer un nouvel acteur non étatique à cheval entre ces deux pays: Daesh. Reste Israël. Ce dernier s'est rapproché à la fois des pays du Golfe et du Maroc. Ce rapprochement s'est concrétisé durant la présidence Trump aux Etats-Unis avec les accords Abraham. Emirats arabes unis, Bahreïn, Maroc et Soudan ont normalisé avec l'occupant israélien foulant aux pieds un des principes fondateurs de l'action arabe commune, à savoir la solidarité active et agissante avec la lutte palestinienne.
À Alger, la question palestinienne redevient centrale et les Arabes seront obligés de réaffirmer la primauté de celle-ci dans leur agenda commun. D'où une sorte de malaise avant même le début du Sommet: quelle sera la position des pays les plus actifs dans la normalisation avec Israël? Le retour au plan de paix du prince Abdallah d'Arabie saoudite proposé en 2002 au Sommet de Beyrouth semble être une sortie par le haut pour tout le monde. Revenir au postulat les territoires contre la paix reste une formule acceptable pour tous: les tenants de la lutte contre l'occupation israélienne trouveront la légitimité nécessaire pour leurs actions, et les pays ayant normalisé s'en sortiront avec un minimum de dégâts.
La Réconciliation inter-palestinienne pèsera-t-elle sur le déroulement du Sommet et estimez-vous possible une résolution forte, à même de faire évoluer le dossier palestinien et par voie de conséquence les relations qu'entretiennent certains pays arabes avec Israël?
La réconciliation inter-palestinienne du début du mois d'octobre a été un acte symbolique très important et un message très fort que le président Abdelmadjid Tebboune a voulu lancer à l'adresse des Palestiniens d'abord et des Arabes ensuite. Ce message consiste à dire que seule l'union peut transcender les difficultés et projeter les acteurs au-devant de la scène face à leur destin. Ce n'est pas un hasard que le Sommet débute le 1er Novembre, symbole de l'unification du peuple algérien face au colonialisme français. Aujourd'hui, ce qui est demandé aux Palestiniens c'est d'appliquer les accords d'Alger et de procéder à la refondation de l'OLP. Les autres pays arabes, ayant pour habitude de parasiter la prise de décision palestinienne, seront-ils différents cette fois-ci? Pas si sûr. Cependant, une résolution au Sommet d'Alger pourra neutraliser plus ou moins les velléités des uns et des autres, même si elle reprend et consolide la résolution du Sommet de Beyrouth en 2002. D'autant plus que certains pays normalisant avec Israël feront tout en ce qui est en leur pouvoir pour revoir à la baisse les ambitions du Sommet d'Alger. C'est sans compter la détermination de l'Algérie à maintenir le cap et à consolider la centralité de la question palestinienne durant cette année de la présidence algérienne de la 31e session.
Le plan de paix proposé par l'Arabie saoudite et qui sera endossé lors du Sommet d'Alger, constitue-t-il, selon vous, une réponse à la hauteur de la situation?
Le plan de 2002 est une réponse, pas la réponse. Il est vrai que le contexte est très différent. Jamais le Monde arabe n'a été aussi fragmenté et aussi faible. La Ligue arabe en tant qu'organisation régionale inter étatique est complètement déstructurée. Un pays exclu: la Syrie, trois pays quasi détruits: la Libye, le Yémen et la Somalie, un autre délité: l'Irak, et un pays en faillite: le Liban. Que pourra peser cette région pourtant géopolitiquement très homogène face à Israël? Les tenants de la résistance: l'Algérie, la Tunisie et le Koweït doivent faire face aux chantres de la normalisation tous azimuts (Maroc, Emirats, Bahreïn) et aux Etats normalisant historiques (Egypte et Jordanie) et à leurs alliés (Soudan, Arabie saoudite, Oman). Afin de trouver un équilibre, le plan Abdallah revu et augmenté pourra servir de bonne base pour éviter l'implosion du Monde arabe, car il est plus que nécessaire d'éviter de sombrer dans une sorte de guerre froide interarabe fatale pour cet ensemble à cheval entre trois continents et recelant 60% des énergies en hydrocarbures du monde.
Pouvez-vous nous dresser un tableau de la situation politique et sécuritaire dans le Monde arabe à la veille du Sommet?
Comme expliqué plus haut, le Monde arabe vit une de ses plus délicates périodes depuis la création de la Ligue en 1945. Jamais peut-être la polarisation n'a été telle que ces dernières années. Le Monde arabe est passé par plusieurs phases: de la prééminence de l'Egypte du président Nasser au triumvirat Egypte-Algérie-Arabie saoudite (El-Sadate-Boumediene-Fayçal) à la multiplication des centres de gravité après Camp David (Egypte de Moubarak, Arabie saoudite de Fahd, Irak de Saddam Hussein, Syrie de Hafedh Al-Assad) au diktat de la nouvelle génération des dirigeants du Golfe (Mohamed Ben Salman en Arabie saoudite et Mohamed Ben Zeïd aux Emirats). C'est dire que le Monde arabe est complètement désarticulé et sujet aux forces extra-arabes. Outre les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France et dans une moindre mesure l'ex-URSS et la Russie actuellement, ce sont les puissances régionales non arabes qui déterminent l'avenir du bloc arabe: la Turquie, l'Iran et Israël.
Ce sont ces acteurs qui mènent le bal dont l'ombre pèsera sans doute lors des discussions entre dirigeants arabes au Sommet d'Alger.
Quant à la situation sécuritaire, si la capacité de nuisance du groupe terroriste Daesh a quasiment disparu, des poches terroristes subsistent en Syrie, en Irak, en Egypte et en Somalie, ce qui nécessite une réponse adéquate très forte. Ce que les Arabes n'ont jamais pu concrétiser sur le terrain en l'absence d'un consensus antiterroriste.
Des pays comme la Libye, le Yémen et la Somalie ne disposent plus d'un pouvoir central et voient se multiplier les groupes armés locaux et les mercenaires étrangers. Qu'a fait la Ligue arabe? Pas grand-chose.


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