L'Expression: Après avoir publié des livres sur les poètes très connus comme Si Mohand Ou Mhand et Cheikh Mohand Ou Lhocine, entre autres, vous venez d'éditer un ouvrage sur Ahmed Lemseyeh, peut-on savoir comment s'est effectuée ce choix et pourquoi spécialement Ahmed Lemseyeh? Mohand Ouramdane Larab: Effectivement, après la publication de plusieurs ouvrages dans le cadre de la littérature orale kabyle, la poésie spécialement, à titre d'exemple: Si Mohand Ou Mhand, Cheikh Mohand Ou Lhocine et Lhocine n Adeni puis El Hadj Arezki Ouhaouache de Djemaâ N Saharidj, cette fois, c'est Ahmed Lemseyeh à qui je rends hommage dans un ouvrage de 280 pages. Comment est né chez vous cet intérêt pour les poètes kabyles anciens et la littérature orale amazighe de manière générale? Durant la période de 1998 à 2003, j'ai animé deux émissions littéraires a la Radio kabyle chaine II, sous les titres «Littérature Orale» et «Littérature algérienne», cette période a été très propice pour moi. Je recevais souvent du courrier de la part des auditeurs contenant des anecdotes et pièces de poésie des auteurs divers que j'ai exploitées après pour la réalisation des livres en question. C'est le cas du poète El Hadj Arezki Ouhouach et tant d'autres. Mon objectif principal est de sauvegarder l'oeuvre de ces poètes. Pouvez-vous présenter le poète Ahmed Lemseyeh à nos lecteurs? Ahmed Lemseyeh de son vrai nom Ahmed Ben Mohamed Guezlane, est né aux environs de 1877. En 1891, il avait 14 ans, acte du registre matrice N°2328, serie N°312, délivré par la cour de Tizi Ouzou le 17/05/2006, né au village des Ath Ouahmed, à Tizi Mellal, Arch des Ath Chebla, confédération des Ath Sedka. Cette dernière est composée de sept tribus, les Ouadhias, Ath Bouchenacha, Ath Ergan, Ath Chebla, Ath Ahmed, Iguedal, Ath Ali Wouloul. Dépendant à l'époque coloniale de la commune mixte de Fort National et actuellement de la commune des Ath Toudert, dans la wilaya de Tizi-Ouzou. Ahmed est fils de Mohand Said Ath Ouahmed et de Djouher Ath Said du village d'Agouni Fourou. Ahmed est l'ainé de ses frères Slimane et Mhammed et de ses soeurs Messaouda, Tassadit, Fadhma et Fatima. Marié à Hammama Hachiche (1877-1973) ayant un fils unique Achour, un martyr de la révolution algérienne tombé au champ d'honneur le 18 Août 1957, dans la fameuse bataille d'Ifrizem pas loin de Tala Oumazar, où il a perdu neuf de ses compagnons, à l'exception du Commandant Si Moussa et de Mohamed Adjoundi dit Si Belkacem, qui avait la vie sauve. Comment a vécu Ahmed Lemseyeh? Le poète, comme tous les jeunes Kabyles de son âge, se devait de contribuer à aider son père pour la subsistance de la famille. À cet effet, il occupa un premier emploi dans un pressoir à huile. Mais, étant donné le caractère saisonnier de cette activité, il consacre le reste de la saison agricole aux travaux d'exploitation des lopins de terre leur appartenant. Le poète est un homme solide et vigoureux, le labour d'un mois, il l'exécutait facilement en trois jours. Aux environs de 1910, en raison du fait que les terres familiales rocailleuses et non fertiles du Djurdjura ne permettaient plus de nourrir les siens, Ahmed Lemseyeh émigra vers d'autres contrées à la recherche du travail. C'est ainsi qu'il se retrouva à Slim, village dans la plaine de Haizar dans la région de Bouira appelée autrefois Hamza pour faire commerce. La présence d'autres compatriotes émigrés comme lui dans ce gros bourg, l'inspira pour composer cette pièce très significative Le parcours du poète ne s'arrête pas à Bouira, puisqu'il pousse ses pérégrinations plus loin et se rend aussi souvent à Sidi Aïssa, Aïn Ouessara, Chellalet Laâdaoura (Ex- Maginot), Boussaâda, Taguine, Djelfa, et même jusqu'à la Calle et Souk Ahras. Ahmed Lemseyeh a suivi en général le même itinéraire que les autres poètes de la Kabylie. Il se rend pour les motifs économiques, sociaux et sécuritaires dans les régions à forte concentration d'émigrés kabyles. La principale activité exercée est celle de colporteur de commerce dans les régions citées ci-dessus; qu'il parcourt inlassablement. Voyageur infatigable, un jour cependant il eut cette déclaration: «Adieu Bouira, cette fois-ci, je pars réellement». En effet, en 1918 à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il traverse la Mer Méditerranée et se rend en France pour chercher du travail afin d'améliorer son sort. Il y exerça divers métiers et fut notamment, employé durant quelqus temps dans une des usines du constructeur d'automobiles «Citroën». Le poète passa 18 ans de service dans la même compagnie que son compatriote Mohamed Kefas du village d'Agouni Fourou partageant la même chambre. Peut-on savoir quels sont les thèmes abordés à l'époque dans ses poèmes? Durant son séjour en France, le poète composa de nombreux poèmes portant sur les thèmes principaux suivants: traversées en bateaux qu'il appréhende beaucoup, conditions d'existence difficiles de ses compatriotes, les méfaits des deux Guerres mondiales et enfin la séparation avec les siens et la nostalgie de revoir son pays natal. Il rentre au bercail en 1939, c'est ça? Oui, c'est ça. En 1939, il revient dans sa tribu, âgé de 52 ans, très déçu par les exactions de la France coloniale vis-à-vis des Algériens en général et des Kabyles en particulier. Par dépit, il fait l'éloge de l'Allemagne qui occupait le territoire français entre 1940 et 1945. L'Allemagne capitule, l'armistice du 8 mai 1945, la France réprime sauvagement les Algériens qui voulaient fêter la fin de la guerre et revendiquer leurs droits. Après avoir vécu ce drame, il dénonce le massacre commis par l'armée française à Sétif, Kherrata et Guelma. En prenant conscience du danger de ce redoutable ennemi, Ahmed Lemseyeh compose plusieurs poèmes révolutionnaires. En 1947, Ahmed Lemseyeh a assisté en personne à la fameuse embuscade tendue par le célèbre bandit d'honneur Ahmed Oumeri à Takhoukht dans la région située entre les Ouadhias, Fort National et Ouacif, à l'autocar des Ath Oumokrane d'où il fit descendre 45 passagers pour rançonner les plus riches et verser le butin aux pauvres, pratique courante d'Ahmed Oumeri de combattre l'oppression du colonialisme français.et de rétablir la justice. Allusion faite à la crainte de rencontrer ce bandit d'honneur, qui d'ailleurs ne s'en prenait qu'aux gendarmes, gardes champêtres, caïds, bachaghas et autres valets de l'Administration française. Les mères de famille symbolisaient cette peur des gens quand elles mettaient au lit leurs enfants: «Dormez, sinon on appelle Ahmed Oumeri». Au début des années cinquante, l'état de santé du poète commença à se détériorer. Son mal de pied, dû probablement aux longues marches qu'il effectua durant des années, le faisait atrocement souffrir. Après un parcours très riche et une vie pleine de hauts et de bas, de satisfaction et d'amertume, le poète tire sa révérence un certain 25 Décembre 1951, dans son village de Tizi Mellal, à l'âge de 74 ans, il est enterré au cimetière familial de Tala Oulmouten, pas loin de sa maison. Comment avez-vous travaillé pour collecter ces poèmes de Ahmed Lemseyeh? Les poèmes ont été collectés principalement dans l'entourage familial du poète par les petites-filles et petits-fils Tassadit Guezlane, Fadhma Guezlane, Fatima Guezlane, Zhor Guezlane, Slimane Guezlane, Ahmed Guezlane et sa femme Hammama Guezlane née Hachiche, ainsi que la mémoire populaire et certains auditeurs de la chaine II, et Rabah Guerroudj, ancien producteur de la chaine II et ancien président de la Commission du patrimoine amazigh, sans oublier de mentionner les aides précieuses de Slimane Chabi, Smail Ath Abdelouahab, Mokrane Agawa, Lhadj El Hanafi d'Aârous, Hocine Ouarab. Comment êtes-vous parvenus à identifier ses poèmes parmi tant d'autres. Est-ce qu'il y a des critères bien définis? Avec les réserves d'usage et les aléas de l'oralité, il est opportun de signaler que des difficultés ont été rencontrées tant au niveau de la collecte que de l'authenticité des oeuvres. En effet, comme pour tous les auteurs kabyles de l'époque, les oeuvres sont rapportées d'une manière orale, aucun écrit n'existe. En conséquence concernant Ahmed Lemseyeh, cette situation complique la tâche de celui qui élabore ce travail. L'oralité exige souvent, mémoire oblige, que les oeuvres soient recueillies auprès des transmettants contemporains de l'auteur. Or, pour le cas d'Ahmed Lemseyeh, les oeuvres collectées sont passées par deux générations de transmettants. Ce qui a conduit certaines oeuvres à être tronquées, omission de certains vers, enchevêtrement de strophes du poète lui-même avec des strophes de la poésie d'autres auteurs de la région de la Haute Kabylie. Cependant, en dépit de ces contraintes, les poèmes du corpus ont été, à deux exceptions près, traités ce qui a permis de par ces textes d'évaluer quantitativement et qualitativement l'oeuvre poétique d'Ahmed Lemseyeh dans son parcours, en comparaison avec d'autres poètes, en mettant en exergue le rayonnement des thèmes principaux développés. Si on devait comparer Lemseyeh à d'autres géants de la poésie comme Si Mohand Ou Mhand ou Cheikh Mohand Ou Lhocine que pourriez-vous dire? En quantité, le corpus représente plus de deux centaines d'oeuvres poétiques. Vraisemblablement, beaucoup d'oeuvres qu'on ne saurait pour le moment évaluer, ont été omises ou parfois attribuées à d'autres auteurs, ou bien de d'autres auteurs,mais attribuées à Ahmed Lemseyeh. Sur le plan qualité, les oeuvres sont en général équilibrées et rimées en métaphores ou images poétiques. Le vocabulaire utilisé est le kabyle du terroir. Néanmoins pour les besoins de la rime, le poète emprunte souvent des mots à l'arabe dialectal et quelques mots de francais. La structure utilisée est celle de Si Mohand Ou Mhand. Quels sont les thèmes qui reviennent le plus dans les poèmes de Lemseyeh, pouvez-vous détailler un peu? Les thèmes du corpus de la poésie d'Ahmed Lemseyeh, portent essentiellement sur le domaine social et la condition de vie très rigoureuse dans la région aride du Djurdjura, de même que dans son milieu d'exil. Il fit des louanges aux saints vénérés de sa région natale, notamment lors des traversées en bateau de la mer Méditerranée et aussi à la fin de sa vie, en viatique de réconfort. Comme indiqué dans sa biographie pour Ahmed Lemseyeh, le génie a lui aussi ordonné de choisir entre: «Pensée ou Fortune» ou «Pensée ou Progéniture». Ahmed Lemseyeh choisit la Pensée, de versifier. Cependant, contrairement à Si Mohand Ou Mhand qui ne laissa aucune descendance, Ahmed Lemseyeh a laissé un unique enfant, des petits-fils et filles qui résident actuellement à Tizi Ouzou, Aïn Ouessara wilaya de Djelfa.