Il y a 40 ans, Mohamed Zerbout nous quittait. Homme de grande stature artistique, sa trajectoire a été marquée par des fractures, des ruptures et des moments de grand silence depuis ses premiers succès en 1958. De son vivant, il ne pouvait sans doute pas réaliser que sa romance, «Chilet Laâyani» vivrait longtemps après lui avec la même intensité sentimentale. De même que personne ne pouvait pressentir que ce cantique serait aussi un acte qui va sceller sa descente aux enfers. Au petit matin du 23 avril 1983, Mohamed Zerbout, tirait sa révérence avec la discrétion qui était sienne dans le petit logement de sa mère à Bab el Oued. Il avait 47 ans. L'artiste s'est laissé mourir dans le dénuement à l'issue d'une maladie qui lui a rongé la gorge, semblable à celle qui a emporté El Hadj Mrizek. Brillant interprète à la voix chaude et rauque à la fois, Zerbout, le simple percussionniste (drabki) dans l'orchestre d'El Anka, va donner au chaâbi une nouvelle dimension élargissant l' audience de ce style qui lui ouvre les portes du tout-Alger et tout le pays. Zerbout arrive en scène en un moment de grande lassitude nationale dans un environnement de guerre et de tourmente marqué par les durs épisodes de notre histoire. C'est la bataille d'Alger, les pertes humaines dans les rangs du réseau Yacef Saâdi et les dizaines d'exécutions à Serkadji. Mohamed Zerbout intervient dans la vie de la nation comme un baume au coeur jusqu'aux maquis de la Révolution puisque son ode à l'amour est enregistrée dans la trilogie des 78 t par les services de l'ALN en Yougoslavie en pleine guerre de libération. Un succès mondial Monté au firmament avec Ch'hilet laâyani écrite par le Cherchellois Abdelkrim Garami il y a 65 ans, le succès est mondialisé au rythme de l'extension de la communauté algérienne à travers la planète. Jumelée avec Quizas-Quizas-Quizas du Cubain Oswaldo Farres, décédé en 1985, deux ans après Zerbout. Promue chanson phare du style chaâbi, Ch'hilet Laâyani est encore fortement présente au menu des fêtes familiales. Zerbout est né le 10 Février 1936 à Zoudj Ayoune, dans la Basse Casbah à proximité du sanctuaire café Malakoff, un lieu sacré des grands Maîtres du chaâbi algérois. Dès son adolescence, il est irrésistiblement attiré par ce style. Sa passion le conduira à attirer l'attention de Khelifa Belkacem qui l'intègre dans son orchestre comme percussionniste. À la disparition du grand maître en 1951, Zerbout se lance corps et âme dans la maîtrise du mandole, l'instrument vedette dans l'orchestration chaâbie. À 25 ans, il est admis auprès d'El Hadj Mhamed El Anka et ce fut les débuts de sa fulgurante ascension. Toutes les maisons d'édition le sollicitent. L'artiste enregistre des classiques comme El Meknassia mais aussi des textes de Haddad el Djilali, Lahbib Hachelaf. En 1958, sa celèbre Chehilet laayani envahit les ondes. La pochette du disque 45 t est réalisée par Rabah Driassa qui se lançait dans la miniature. Le disque, par malheur, est exposé dans la vitrine du centre culturel français de l'ex-rue Dumont-Durville, actuellement Ali Boumendjel. Les Algérois ne comprennent pas les dessous de cette promotion à une époque où la Casbah vivait les pires moments de son histoire. La rumeur fait boule de neige. La panique. Mohamed Zerbout est accusé de collusion avec les Bleus dont les sinistres Baâbouche, dit Boukhana et Sabri, de Belcourt. Ces supplétifs de l'armée coloniale étaient d'anciens membres du réseau FLN retournés par le capitaine Leger de triste mémoire. Harkis en tenue civile, ils semaient la terreur dans la Casbah. Après la victoire, ils quittent le pays, traînent leur misère à Marseille comme indics de la police et meurent alcooliques. Les amis qui pouvaient innocenter Zerbout de cette accusation abjecte étaient Yacef Saadi, en prison et Hadji Othmane, nom de guerre «Ramel», héros de la bataille d'Alger mort face à l'ennemi en 1957 en compagnie de Debbih Cherif «Si Mourad» Abdenour Benhaffaf, Bouhamidi tombé avec Ali la Pointe, ptit Omar et Hassiba. L'artiste est pris de panique à l'idée de devoir s'expliquer auprès de frères inconnus du FLN sur un acte dont il est absolument innocent. Il s'éclipse de la vie artistique. En 1962 dans la joie de l'indépendance, Mohamed Zerbout et Amari Bouchkir de Blida sont convoqués par Boualem Abazza et Birem du réseau FLN. L'artiste est lavé de tout soupçon après un dur interrogatoire. Mais il gardera en mémoire ce choc et l'injustice qui lui a été faite. Il décide de s'exiler et ne reviendra qu'en 1970 espérant une réintégration. Mais huit ans de silence c'était trop. Il retourne à Paris auprès de son ami Dahmane el Harrachi comme drabki, pour une deuxième phase d'exil qui va durer de longues années. À son retour en 1981, il trouvera refuge chez sa mère et quitte ce monde dans l'indifférence. Quant à son héritage artistique qui continue d'embellir nos soirées, ici et ailleurs, c'est une autre histoire.