La démarche apathique et l'air humble de ces hommes aux habits froissés et tachetés de plâtre, de peinture ou de ciment, n'empêchent pas cependant leurs regards d'exprimer une fierté inébranlable. La fierté de l'homme qui gagne honnêtement sa vie. Ils sont venus des quatre coins du pays. Ils sont là, à Alger, à la recherche du travail qu'ils n'ont pas pu trouver chez eux. Chéraga, Bois des Cars, Ouled Fayet, Bab Ezzouar et Aïn Allah, sont des lieux parmi d'autres où la présence de ces Algériens est des plus remarquables. La démarche apathique et l'air humble de ces hommes aux habits froissés et tachetés de plâtre, de peinture ou de ciment, n'empêchent pas cependant leurs regards d'exprimer une fierté inébranlable. La fierté de l'homme qui gagne honnêtement sa vie. Outre les milliers de travailleurs venus des différentes wilayas du pays, les grands projets de bâtiments lancés un peu partout dans la capitale ont drainé, par ailleurs, un nombre de plus en plus croissant d'ouvriers étrangers. Ces derniers sont venus du Maroc, de Tunisie, d'Egypte, de pays d'Afrique subsaharienne et même de la Jordanie. Cela, sans compter la main-d'oeuvre chinoise qui travaille dans un cadre plus organisé et mieux structuré. L'arrivée de cette main-d'oeuvre étrangère constitue, désormais, l'une des préoccupations des travailleurs nationaux qui assistent, impuissants, à ce nouveau phénomène qui met leur savoir-faire à l'épreuve et leur «pain» en péril. A chacun sa spécialité Des dizaines d'ouvriers se rassemblent chaque matin que Dieu fait, sur les trottoirs jonchant le rond-point du Bois des Cars à Dely Brahim. Ils attendent impatiemment, l'arrivée d'un certain entrepreneur dans les travaux de bâtiment ou le cas échéant, d'un particulier en quête de maçons, de peintres ou de plâtrier. Les prix ne sont jamais fixés à un seul niveau. C'est selon la compétence ou l'urgence du besoin de chacun de ces ouvriers, appelés communément zouafra, que les tarifs d'un travail quelconque se décideront. Les prix prennent en compte également la nationalité de l'ouvrier. Abdellah, un plâtrier décorateur, nous a fait confidence de ses craintes quant au manque de travail, malgré la grande dynamique que connaît le secteur de la construction. «Par rapport à nous, les plâtriers tunisiens et marocains, sont plus sollicités pour les travaux de décoration et quand on fait le même travail, ils sont mieux payés que nous», nous explique-t-il, avec un mélange d' insistance et de regret. Le plâtrier, aux cheveux ébouriffés, n'a pas cessé de s'interroger sur le pourquoi du fait que les Algériens fassent recours à des décorateurs marocains, même s'il convenait à admettre la supériorité de ces concurrents dans certaines disciplines à l'exemple de la sculpture. Djamel, un maçon que nous avons rencontré dans un café à Chéraga, considère, quant à lui, que l'apport de la main-d'oeuvre étrangère peut être d'une grande utilité dans la réalisation des grands chantiers lancés un peu partout dans le pays. Il nous explique, à cet effet, que les Egyptiens se sont spécialisés dans le béton, les Tunisiens et les Marocains dans le plâtre et les Jordaniens dans la peinture. La trentaine passée et encore célibataire, Djamel, cet enfant de Béjaïa, a voulu attirer notre attention sur le peu d'importance accordée aux conditions de vie des travailleurs du secteur du bâtiment. Les chantiers des sociétés algériennes ne disposent, au contraire des chantiers chinois, ni de toilettes ni de baraques adaptées pour abriter les ouvriers. «Nous nichons, poursuit-il, dans des conditions précaires et misérables dans les caves des immeubles que nous avons hissés et où nous menons une vie commune avec les rats et les puces». Dans le même café, notre interlocuteur nous a présenté un jeune plâtrier de Fès: Abdelillah, tout en gardant ses distances, a répondu quand même à certaines de nos questions. Il nous a expliqué, en effet, que «des spécialités artistiques telle la décoration par la sculpture manuelle, n'existent pas en Algérie. Au Maroc, ajoute-il, en plus de l'insignifiance des tarifs appliqués dans ce métier, pourtant de haute valeur, le grand nombre d'artisans a fait que le travail s'est raréfié. Ici en Algérie, poursuit notre interlocuteur aux yeux enflés, le travail ne manque jamais, d'autant plus que les prix sont fixés à notre guise». Le groupe de Abdelillah travaille ces jours-ci sur une mosquée de Blida, en plus de plusieurs villas à Staouéli et à Ouled Fayet. Mohand, un jeune de Tizi, qui travaille avec ce groupe de Marocains, nous a fait savoir, après le départ de son coéquipier, que les artisans marocains sont très jaloux de leur savoir-faire qui leur permet de gagner beaucoup d'argent. Il ajoute dans la même lancée que le prix d'un seul mètre carré de plâtre sculpté à la main, peut atteindre plus d'un million de centimes et un artisan habile, comme Abdelillah, peut sculpter plus de 10 mètres en une seule journée. Interrogé sur la possibilité de l'acquisition des techniques de ce métier si rentable, Mohand n'a pas caché son renoncement à cet objectif qui fut le sien au début de son contact avec les artistes du royaume voisin, et ce, en déclarant que «l'apprentissage de ce genre de métier nécessite une initiation qui commence dès l'enfance». Les peintres, de leur côté, sont confrontés à la concurrence des Jordaniens qui ont investi ce secteur d'activité, pourtant ne nécessitant pas un savoir-faire particulier. Les peintres jordaniens ont vite fait, d'imposer leur mainmise sur le domaine en accaparant une grande part du marché du travail. De nombreux chantiers à Chéraga, à Bab Ezzouar et même à Sétif, nous a déclaré Djaâfer, sont supervisés par des peintres de ce pays, devenus dans un laps de temps très court, des entrepreneurs. Ils se sont lancés également dans l'importation, en faisant écouler les produits fabriqués en Jordanie, ici en Algérie, poursuit Djaâfar, un peintre sétifien qui travaille avec eux depuis plus d'une année. La vie des zouafra, venus de Batna, Sétif, Mila, Chlef, Médéa, de Kabylie et de toutes les régions du pays, est tout simplement un véritable calvaire. Les transgressions du code du travail dans le secteur du bâtiment font des ravages. La majorité écrasante de ces ouvriers travaille au noir et ceux qui bénéficient de la sécurité sociale, ne sont pas payés pour les week-ends et autres jours fériés. Il n'est pas rare de voir des enfants travailler dans ce secteur si dangereux. Surexploitation, salaires humiliants et non-respect des règles de sécurité et d'hygiène les plus élémentaires, sont les maîtres mots de ce secteur d'activité. Il y a lieu de s'interroger, concernant cette question, sur le rôle des inspecteurs du travail censés veiller au respect du code du travail et la protection des travailleurs subissant les affres de l'appétit du gain insatiable de leurs employeurs. A quoi rêvent les zouafra? Da Chaâbane, manoeuvre, quinquagénaire et père de 9 enfants, nous a révélé avec un sourire aussi large que sincère, que sa famille n' a subsisté que grâce à la bénédiction divine. Sans laquelle, les 8000 dinars qu'il touche à chaque fin de mois et les maigres revenus qu'il réussit à obtenir en vendant du tabac à priser «chemma» après sa sortie du chantier, n'auront servi à rien. Le rêve de Da Chaâbane se résume à rester en bonne santé pour travailler jusqu'à ce que sa progéniture grandisse et qu'elle puisse se prendre en charge. En plus des vétérans et les vrais professionnels des travaux de construction, la communauté des zouafra comprend également des étudiants et des diplômés universitaires. Azzouz, un étudiant en interprétariat, nous a fait savoir qu'il profite de la période des vacances pour gagner un peu d'argent lui permettant de subvenir aux besoins de sa scolarité. Hamid, licencié en droit, nous a déclaré, avec un ton plein d'espoir: «Cela fait presque deux années que je travaille comme peintre. C'est pour ramasser une petite somme qui me permettra d'aller en Europe». Walid, un jeune venu de N'gaous, dans la wilaya de Batna, n'espère, quant à lui, qu'à devenir un maçon aussi habile et adroit que le maçon avec lequel il travaillait.