Le conflit en Ukraine a permis à l'imprévisible patron du groupe paramilitaire Wagner de s'imposer comme un acteur de premier plan en Russie. Mais en appelant au soulèvement de l'armée et de la population russes contre l'état-major, Evguéni Prigojine a franchi le Rubicon.L'impétueux milliardaire au crâne rasé et aux traits durs a affirmé s'être emparé «sans un coup de feu» du général de l'armée russe à Rostov, centre névralgique des opérations en Ukraine, après avoir accusé la veille l'armée russe d'avoir bombardé des camps de son groupe. Affirmant disposer de «25.000» combattants «prêts à mourir», le chef mercenaire de 62 ans a appelé l'armée et la population russes à se joindre à lui, tout en se défendant de tout «coup d'Etat militaire». En réaction, les puissants services de sécurité russes ont ouvert une enquête contre lui pour «appel à la mutinerie armée», une grave accusation qui pourrait en théorie l'envoyer derrière les barreaux pour longtemps. Mais rien n'est certain lorsqu'il s'agit de M. Prigojine, passé maître dans l'art de la provocation et des revirements.»Il reste encore à comprendre ce qui est en train de se passer», note l'analyste russe indépendante Tatiana Stanovaïa, pour qui les autorités cherchent «peut-être à mettre Prigojine hors-jeu, avec la participation active de ce dernier».»Pour le FSB et l'état-major, c'est clairement du pain bénit. Au bas mot, Prigojine va se prendre un coup sur la tête», ajoute-t-elle. En mai 2023, après des mois de durs et sanglants combats, M.Prigojine atteint la consécration en revendiquant la prise par Wagner de Bakhmout (est de l'Ukraine). Mais les tensions avec l'état-major s'accentuent: M. Prigojine l'accuse de priver Wagner de munitions et multiplie les vidéos dans lesquelles il insulte les commandants russes. Il sort alors du bois en admettant qu'il est bien le fondateur en 2014 du groupe paramilitaire Wagner, actif en Ukraine comme en Syrie, mais aussi en Afrique. En octobre, il pousse cette logique de réclame plus loin, installant en grande pompe dans un immeuble de verre de Saint-Pétersbourg le siège de la «compagnie militaire privée Wagner». Pour se doter d'une armée à la hauteur de ses ambitions, M. Prigojine, natif comme Poutine de Saint-Pétersbourg, recrute des milliers de détenus pour combattre en Ukraine, en échange d'une amnistie. L'univers de la prison, Evguéni Prigojine le connaît bien, ayant lui-même passé neuf ans en détention à l'époque soviétique pour des délits de droit commun. Il sort en 1990, alors que l'URSS est en train de s'effondrer, et monte une affaire à succès de vente de hot-dogs. Il ouvre ensuite un restaurant de luxe qui devient l'un des plus courus de Saint-Pétersbourg. Après l'accession en 2000 de Vladimir Poutine à la présidence, son groupe de restauration officie au Kremlin, ce qui lui vaut le surnom de «cuisinier de Poutine» et la réputation d'être devenu milliardaire grâce aux contrats publics. C'est cet argent qu'il aurait donc utilisé pour fonder Wagner, armée privée d'abord composée de vétérans endurcis de l'armée et des services spéciaux russes.