Avec amertume, les consommateurs balancent leurs couffins vides, et passent leur chemin en maudissant le sort. Ça flambe. Ça brûle. Les prix des fruits et légumes grimpent dans les marchés. Les prix «délirent». Les citoyens s'«affolent». A peine que la rentrée sociale a-t-elle commencé que le mois de Ramadhan pointe déjà du nez. Les Algériens ne savent plus sur quel pied danser. Le salaire du mois dernier a été «soufflé» par la rentrée scolaire. Et la fin du mois n'est par pour demain. Lointaine est la rentrée de la prochaine paie, et la terre tourne le plus lentement possible. A l'arrivée du mois de carême, les marchands affichent un sourire machiavélique. Pour eux, la vertigineuse augmentation des prix est une évidence. A 50 DA le kilogramme, les tomates rougissent presque. Elles rougissent non pas de honte mais de cet ardent plaisir de se faire désirer par les consommateurs. A l'entrée du marché des fruits et légumes d'Hussein- Dey, à Alger, en cette journée ensoleillée de mercredi, la mise en scène quotidienne est presque finie. Tous se mettent en place. Chacun joue son rôle, et le plus fidèlement possible, dans cette comédie humaine, on ne peut plus misérable. Ça sent la sardine et l'odeur de la mer, à l'entrée du marché. L'odeur, «chauffée» par la chaleur qui commence à piquer, devient nauséabonde. Il faut boucher son nez et passer son chemin. «Sardiiines! Sardiiines! 5000 (50 DA) le kilo!; 2 kilos à 10.000 (100 DA)» crie, à tue-tête, le vendeur, faisant comprendre que deux kilos pèsent plus et coûtent moins cher qu'un kilo. Mais la vieille, qui a voulu s'enquérir des prix, s'est vite rétractée. Elle regretta presque son geste étant donné que la priorité est à autre chose. A l'intérieur du marché, c'est le mélange des odeurs et des couleurs. Ici, on goûte avec ses yeux. Et la saveur est des plus désagréables pour des Algériens qui s'enrichissent de moins en moins. Il faut s'approcher encore davantage pour mieux voir. Au milieu de l'odeur des olives, des tripes et du gras-double (douara) exposés par les bouchers, on est frappé par les prix, artistiquement écrits en blanc sur des ardoises noires. Pommes de terre: 50 DA chez celui-ci et 55 DA chez celui-là. La différence? La première est moins fraîche que la seconde. Ça ne pèse toutefois pas vraiment sur les économies des acheteurs, car au mois de carême on en consomme de moins en moins. De l'autre côté, les carottes, «vieilles» de quelques jours, qu'on en a aucune envie d'acheter. Combien? «60 dinars le kilo» répond le marchand qui commence déjà à remplir sa bassine. Si le président américain, Franklin Roosevelt, savait que les carottes peuvent avoir cet air mesquin-là, il n'aurait jamais daigné parler de la politique de «la carotte et du bâton». «C'est du feu! Les prix augmentent en flèche. En l'espace de quarante-huit heures, les prix ont presque doublé» nous interpelle un acheteur. «Il faut savoir, ya l'hadj!!, que les prix ont augmenté aussi sur le marché du gros et la marchandise est introuvable» nous apostropha le vendeur qui tente, tant bien que mal de défendre sa cause. Avec amertume, le vieil homme, balançant son couffin vide, passa son chemin en balbutiant des mots dont il est seul à comprendre le sens. Mais une chose est sûre: il maudit le sort. «In'aâl bouha, had lem'îcha (que Dieu maudisse cette vie)» nous lança-t-il lorsque nous l'avons abordé. Le vieil homme regarde les prix avec impuissance. Il lit: «salade, 55 DA kg, raisin 80 DA kg, piment 70 DA kg, poivron 60 DA kg...». «Qu'ont-ils ces commerçants, qui ne savent compter qu'à partir de 50 dinars» plaisanta notre interlocuteur qui, à présent, retrouve ses esprits en entrant en conversation avec une jeune dame. Celle-ci lui fait remarquer qu'il n'y a «que les coriandres (h'chich m'katfa) et le persil (maâdnous) qui continuent à avoir pitié des Algériens». Ces herbes aromatiques ne coûtent en effet que 10 DA la minuscule botte. Les prix cités ne sont, nous dit-on, que provisoires. Car «la bonne marchandise n'entrera qu'à partir d'aujourd'hui. Cela ne fera qu'augmenter davantage les prix.» Les prix «sifflent» et les représentants de la République excellent à y trouver les origines: «c'est à cause de la spéculation» a indiqué le ministre du Commerce M.Hachemi Djaâboub, hier, lors de son passage sur les onde de la Chaîne III de la Radio nationale. Le ministre de la République a annoncé la création de marchés couverts à travers tout le territoire national. En attendant, les Algériens achètent tout, y compris les produits de moindre nécessité. Et la ruée sur les marchés ne fait que commencer. Allons-y donc faire le plein.