«Monsieur Retailleau, vos propos sur la fierté française qui doit être respectée à propos de la dégradation de nos relations avec l'Algérie oublient le legs que nous avons laissé au peuple algérien, au peuple des Touaregs avec nos campagnes d'essais nucléaires, 4 atmosphériques conduits à Reggane en 1960 et 1961, 13 confinés à In Ekker de 1961 à 1966, marqués par la catastrophe du tir Béryl le 1er mai 1962 et, vraisemblablement, par d'autres échecs malheureusement couverts par le secret défense. La France a quitté l'Algérie en laissant ces populations abandonnées à leur sort d'irradiées, la France a laissé ses déchets radioactifs enfouis dans les sables autour des sites, et plus particulièrement à In Ekker. Je m'exprime ici en tant que vétéran des essais nucléaires dans le Sahara algérien et témoin incontournable de l'échec du tir Béryl.(…)» Aménagé dans le massif du Hoggar (dans la montagne granitique du Tan Afella), à proximité du bordj d'In Ekker, situé à 150 kilomètres au nord de Tamanrasset, le Centre d'expérimentations militaires des oasis (Cemo), a été le site de réalisation, du 7 novembre 1961 au 16 février 1966, de 13 essais nucléaires souterrains, conduits dans des galeries, creusées en colimaçon, d'une profondeur de 800 à 1200 mètres. Mais In Ekker, et plus précisément Béryl, est devenu tragiquement célèbre, le 1er mai 1962, date du plus important accident en termes de contamination des sols et du personnel. Les irradiés de Béryl En présence de Pierre Messmer, le ministre des Armées, et Gaston Palewski, celui de la Recherche scientifique entourés d'une centaine de personnes, Messmer affirma avoir vu «une espèce de gigantesque flamme de lampe à souder qui partait exactement à l'horizontale dans notre direction. Cette gigantesque flamme s'est éteinte assez rapidement et a été suivie par la sortie d'un nuage, au début de couleur ocre, puis qui est rapidement devenu noir. Nous avons été fortement irradiés! Le caractère d'extrême gravité de cet accident nucléaire a été corroboré grâce aux nombreux témoignages recueillis par l'Observatoire des armements en lien avec l'Association des vétérans des essais nucléaires (Aven): «Vers 12 h 30, nous entendons un immense boum en face de nous. Très beau spectacle immédiat, la montagne change de couleur, elle est transparente, mais tout de suite, presque en face de nous, à droite, nous voyons un bouchon qui part accompagné d'une fumée très noire.» Selon ces mêmes données, la zone la plus radioactive représente une «superficie d'environ 2,5 ha, la contamination est fixée dans des laves (épaisseur moyenne des coulées: 40 cm) et dans des blocs de scories». Mais cette pollution s'est aussi étendue sur une superficie d'environ 15 ha» et une troisième «plus vaste sur 135 ha». Ces chiffres sont monstrueux, ajoute le rapport, en termes de pollution radioactive et de dangerosité. Jacques Muller, jeune militaire de carrière, décrira par la suite, en 2002, au menu détail, le fiasco de Béryl auquel il assistera en direct, short et chemisette: «La montagne blanchit, le sol ondule. Pour moi, c'est très beau, cette flamme rouge et noire qui sort de la montagne (...).» «Venez voir, c'est beau, vous ne risquez rien!» m'empêche de réagir, et je ne suis pas le seul (...). «Le nuage nucléaire est sorti de la montagne.» «C'est la panique. Officiels, civils, curieux, tout le monde court, se véhicule, se sauve vers la base-vie, sauf peut-être les appelés, qui attendent les ordres.» Dans son laboratoire, Louis Bulidon, ingénieur chimiste, l'un des témoins clés de cette opération, est posté devant son écran. Sa mission: mesurer la radioactivité. Sur son appareil censé mesurer la radioactivité, la courbe s'emballe. Les jeunes soldats sont abandonnés à leur sort. «L'Etat et l'armée ont gardé le silence. (...) Les hommes sur le terrain n'ont fait l'objet d'aucun suivi médical.» Pire, Louis Bulidon raconte comment son commandant «détacha la bande de résultats et repartit avec sans me fournir la moindre explication». Un peu plus tard, il lui dira qu'elle a tout simplement disparu. (Le Monde, 29 juin 2011). Plus de soixante ans après (...), certains sites ont l'apparence de vastes décharges: du matériel contaminé par la radioactivité qui a été volontairement enterré; des matières radioactives issues des explosions nucléaires (...). Des centaines de fûts métalliques, probablement de bitume, ont été, depuis les années 1960, abandonnés là sur un vaste espace. Même si de récentes descriptions indiquent toujours la présence de déchets, ceux-ci tendent à diminuer fortement. Cela tient principalement au fait que les populations vivant dans ces zones - ou les traversant - ont récupéré au fil des années les éléments ferreux pour réaliser des clôtures, toits de maison et autres constructions et le cuivre, métal ayant une forte valeur à la revente. Des dizaines, voire peut-être des centaines de kilomètres de fil de cuivre furent utilisés pour mener à bien les essais nucléaires. Certaines sections étaient largement enterrées, alors que d'autres étaient posées sur le sable et sont fortement radioactives.Toujours selon les documents produits par Incan France, «l'autorité française avait procédé à l'enfouissement de matériel, outillages, moyens mécaniques ayant servi et susceptibles d'être contaminés sur deux sites: le premier à 10 km au nord-est du plateau de la base-vie, le second à 5 km du point zéro. Quant aux autres déchets hautement radioactifs, ils auraient été placés dans des bunkers bétonnés». De même que le témoignage de Jean-Pierre D., présent à Reggane entre le 17 novembre 1960 et le 21 février 1962, montre bien cette facilité de «cacher» dans le désert. «Affecté au Bureau du matériel comme dactylo, je tapais les notes de service et les états du matériel. Lorsqu'un homme travaillant sur un échafaudage laissait tomber un marteau ou un tournevis, il était souvent impossible de le retrouver dans le sable. Tout ce qui était perdu était ainsi classé: ''Enfoui dans les sables.'' J'avais bien remarqué que, souvent, des objets d'une taille importante, et quelquefois énorme, étaient aussi classés ''enfoui dans les sables''. J'ai ainsi compris que des engins de terrassement étaient ''du matériel contaminé qui était volontairement enfoui dans les sables''.» (Lettre datée du 6 septembre 2002, archive de l'Observatoire des armements.) Une politique d'enfouissement du matériel radioactif Cette politique semble reposer sur l'idée selon laquelle le désert absorberait tous les déchets. André F. confie, pour sa part, que «tous les avions, canons, camions, hélicoptères étaient restés sur le champ de tir depuis la dernière explosion [Gerboise verte, 25 avril 1961] en attendant d'être enterrés». Dans une note confidentielle, le lieutenant Marcellesi confirmait que de l'outillage «fortement contaminé» a été enfoui sur place (ref. n° 558/GEAR/MT/A, 8 juillet 1961). Daniel B., qui avait été présent quasiment pendant toute la durée des essais en Algérie, de novembre 1957 au 30 mars 1964, mentionne ainsi, le 16 septembre 1963, le «début des travaux d'enfouissement sur le champ de tirs et [la] destruction de la base d'Hamoudia». Un autre témoignage est celui de Lucien V., appelé au service militaire, il est affecté au 3e groupe saharien de transport à Reggane. Il sera sur le site au début de l'année 1967 où il participe au démantèlement de toutes les bases du Hoggar. «Nous avons détruit ou transporté du matériel ou des véhicules [...]. Après que le génie a creusé d'énormes trous, nous avons enterré nombre de matériels et de véhicules (dont la limite de radioactivité était soi-disant passée).» Par ailleurs, sur des photos de «l'enterrement des avions Vautour», les hommes revêtent bien des combinaisons de protection radiologique, soulignant la présence d'une très forte radioactivité. Jacques G. évoque la présence de bulldozers pour creuser de profondes et larges tranchées dans le sable. «Les avions Vautour sont détruits à l'explosif avant», comme il le mentionne, «un enterrement civil». André L., présent à Reggane du 7 février 1960 au 8 mars 1961, mentionnera que «sur une zone éloignée de l'aérodrome de Reggane, il y avait une zone interdite où était stationné un avion Vampire ou Mistral, cet appareil étant celui qui, radioguidé, avait traversé le matériel radioactif. Il y avait également les réacteurs des Vautours qui avaient volé à proximité du nuage radioactif. Si la rumeur est exacte, ce matériel volant était déposé à cet endroit car impossible à décontaminer». Enfin, il faut noter que suite à l'accident de Béryl, du 1er mai 1962, «400 kg d'effets militaires sont expédiés à Reggane pour décontamination. Ces effets ne seront pas tous décontaminés et certains devront être enfouis au Csem (Centre saharien d'expérimentations militaires)». Les zones de Hamoudia et plus généralement de Reggane ne sont malheureusement pas les seules zones où du matériel radioactif a été enterré... Dans ce même ordre d'idées, un cas longtemps mis sous le boisseau, mérite que l'on s'y penche sérieusement, celui de la base B2 Namous (dans la région de Beni Ounif) servant à des expérimentations pour des armes chimiques et bactériologiques. En décembre 2012, «un accord portant sur l'engagement de dépolluer un ancien site d'essais d'armes chimiques» mais, selon l'organisme chargé du suivi de cette opération, c'est «le Centre d'études du Bouchet, un établissement de la Direction générale pour l'armement (DGA), spécialisé sur les risques chimiques et bactériologiques, qui a la charge de cette dépollution. Cette mission a-t-elle depuis été réalisée? Rien ne permet de l'affirmer». L'ONG rappelle qu'«il est extrêmement compliqué d'établir un bilan sanitaire pour les populations locales. Car, à l'époque, il n'y a jamais eu de suivi de santé sur ces populations, ni d'études médicales recensant les cas de cancers (potentiellement dus aux essais nucléaires). Ainsi, devant les conséquences sanitaires et environnementales, toujours visibles, des 17 essais nucléaires réalisés par la France dans le Sahara entre 1960 et 1966, ainsi que de la présence de déchets nucléaires et non nucléaires laissés par la France, Ican France appelle de façon urgente le président français à agir pour: 1- Faciliter, pour les populations algériennes, le dépôt de dossier de demandes d'indemnisation et notamment l'accès aux archives médicales détenues par le Service des archives médicales hospitalières des armées. 2- Remettre aux autorités algériennes la liste complète des emplacements où ont été enfouis les déchets avec leur localisation précise (latitude et longitude), un descriptif des matériels enterrés. 3- Publier les données relatives aux zones contaminées par des scories et laves radioactives et étudier avec les autorités algériennes les modalités d'un nettoyage de ces zones. 4- Remettre aux autorités algériennes les plans des installations souterraines du CEA sous la base militaire de Reggane plateau, ainsi que ceux des différentes galeries creusées dans la montagne du Tan Afella. 5- L'arrêté portant ouverture d'archives relatives à la guerre d'Algérie en date du 22/12/2021 ne concerne pas les essais nucléaires. Il faut que le processus de déclassification des archives sur les essais en Polynésie soit élargi à la période algérienne pour permettre aux ONG et chercheur (es) une pleine connaissance de l'histoire de ces essais. Le «passé nucléaire» ne doit plus rester profondément enfoui dans les sables, suggère, l'Incan récipiendaire du prix Nobel de la paix 2017. *Louis Bulidon: ingénieur chimiste, retraité, il est l'auteur du livre Les irradiés de Béryl» (Ed. Thaddée) où il y témoigne de son affectation en Algérie sur un site d'essais nucléaires dans le désert du Hoggar, théâtre, le 1er mai 1962, du plus grand fiasco atomique français...