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Le devoir de mémoire envers le dernier des géants
HOUARI BOUMEDIENE
Publié dans L'Expression le 28 - 12 - 2006

«Les hommes ne veulent pas aller au paradis le ventre creux. Un peuple qui a faim n'a pas besoin d'écouter des versets. Je le dis avec toute la considération du Coran que j'ai appris à dix ans. Les peuples qui ont faim ont besoin de pain, les peuples ignorants de savoir, les peuples malades d'hôpitaux».
Houari Boumediene; Conférence islamique de Lahore, février 1974.
Trente-deux ans, la situation des pays du Sud n´a pas évolué, ils ont toujours besoin de pain, de savoir et de santé et ce n´est pas la rente pétrolière de certains Etats qui créera une richesse endogène, bien au contraire. Mais qui est, au juste, Houari Boumediene dont on dit qu´il fut avec Fayçal et Nasser, le leader charismatique du monde arabe? Né le 23 août 1932 à Aïn Hesseinia, près de Guelma, dans une famille berbère pauvre du Constantinois, Boumediene connut déjà très jeune les événements sanglants du 8 mai 1945 à Sétif et à Guelma, dont il dit plus tard: «Ce jour-là, j´ai vieilli prématurément. L´adolescent que j´étais est devenu un homme. Ce jour-là, le monde a basculé. Même les ancêtres ont bougé sous terre. Et les enfants ont compris qu´il faudrait se battre les armes à la main pour devenir des hommes libres. Personne ne peut oublier ce jour-là.» Durant les années quarante, il entreprit des études coraniques à l´institut Kettania de Constantine, puis les poursuivit à l´institut Zitouna de Tunis; il se dirigea par la suite vers l´Université d´Al-Azhar du Caire. En 1955, il se retrouve dans la Wilaya 5 (Oranie) à la tête de laquelle il est nommé en 1957, avant de prendre le commandement du P.C. d´Oujda, puis le commandement opérationnel de l´Ouest et enfin la direction de l´état-major de l´Armée de Libération nationale. Une fois l´indépendance acquise, il devient vice-président et ministre de la Défense du Conseil de la Révolution qui est alors présidé par Ben Bella.(1).
Si nous devons rapporter en honnête courtier le parcours du défunt président Houari Boumediene, force est de constater qu´il existe beaucoup de zones d´ombre sur la prise de pouvoir à l´été 1962. Les historiens feront la part des choses. Ce qui nous intéresse dans ce témoignage c´est l´autre Boumediene, celui qui avait donné à l´Algérie ses lettres de noblesse; non pas par des quelconques slogans creux mais par des actions concrètes aussi bien sur le plan intérieur que sur le plan international. Certes, tout ne fut pas rose, Boumediene était un homme, et à ce titre, il était sujet à l´erreur, il n´y a que celui qui inscrit son action dans la contemplation des événements- et naturellement il les subit- qui ne se trompe pas. A bien des égards, Boumediene était un acteur de la scène internationale et non des moindres, il était écouté et respecté.
Il avait une vision économique «un pays sans force économique ne pouvait avoir de force politique». Visionnaire, il l´était. Ses conceptions d´un monde plus juste et plus équitable faisaient de lui un défenseur acharné des revendications du tiers- monde pour un nouvel ordre économique plus équitable. Il faut savoir qu´à la prise de pouvoir par Boumediene en 1965, l´Algérie disposait de très peu de cadres. La production de l´université, de type colonial, était faible. L´une des premières choses fut la création d´un ministère de l´Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique en 1970. La réforme de 1971 a définitivement fermé les portes de l´université de type colonial. Un enseignement à la carte par module et semestre fut testé, dix ans après, il fut supprimé. Curieusement, en 2005, avec le LMD, on redécouvre les vertus de ce type d´enseignement. Le président Houari Boumediene a veillé à ce que les Algériens maîtrisent la technologie qui permettra au pays de décoller véritablement. Cette indépendance a permis la réalisation de dizaines de complexes à travers le pays. «Kararna ta´emim el mahroukate» (Nous décidons de la nationalisation des richesses en hydrocarbures). C´est par ces mots qui ont fait basculer la politique pétrolière mondiale que Boumediene annonçait à la face du monde que l´Algérie venait de prendre en main son destin. Pour la première fois, un pays du tiers-monde relevait la tête et demandait à parachever son indépendance territoriale par une indépendance économique. Le 24 février 1971, au nom du principe de la récupération des richesses nationales, fut une nationalisation réussie. Elle conféra à Boumediene une importante dimension internationale. En effet, Boumediene venait de réussir là où l´Iranien Mossadegh avait échoué suite, notamment, à l´embargo de l´Anglo Persian devenue BP, la CFP et à la CIA qui a poussé à la révolte, amenant, de ce fait, la destitution par le Chah, de Mossadegh remplacé par le général Zahedi, plus conciliant.
Sans verser dans la tentation du procès de la déboumédienisation, force est de constater que le tissu industriel est devenu une peau de chagrin, les chômeurs se comptent par dizaines de milliers. Notre outil de raffinage est le seul encore en service et nous sommes bien contents de disposer d´une capacité de raffinage de 225 millions de tonnes construites dans les années 70. «Semer du pétrole pour récolter de l´industrie» était la devise de Boumediene qui voulait, qu´à terme l´Algérie n´exporte plus de pétrole mais uniquement des produits raffinés à plus fortes valeurs ajoutées. Qu´on se le dise, depuis près de trente ans, il n´y a pas d´investissement significatif dans l´aval. Les sociétés pétrolières et gazières nous demandent d´épuiser le plus rapidement nos gisements mais aucune n´investit dans l´aval. Elles préfèrent l´amont, c´est-à-dire, en dehors de l´exploration, la façon de rendre plus exportable le pétrole et le gaz, pipes et gazoducs dans toutes les directions...A cette cadence, d´ici 25 ans, l´Algérie importera du gaz -si elle a les moyens-. Il est heureux que la loi sur les hydrocarbures ait été revue dans le sens de la préservation des richesses pétrolières et gazières qui sont, à n´en point douter, les défenses immunitaires du pays.
Il faut savoir aussi que tout le tissu industriel, notamment les industries chimiques pétrochimiques, mécaniques, les cimenteries, l´électronique, l´électroménager, la Sonacome, la Sonatrach et tant d´autres sociétés ont vu le jour dans les décennies 70. Indépendamment de la réforme agraire dont les résultats furent discutables, malgré l´ambition de construire mille villages agricoles pour reconstituer le terroir, trois grands projets structuraient la stratégie de Boumediene, la Transaharienne, le Barrage vert dont on redécouvre l´importance en 2006, et le développement de la production pétrolière.
La politique étrangère était brillante et a bénéficié de l´aura de la glorieuse révolution de Novembre. Pour Boumediene, l´année 1973 lui donne, une nouvelle fois, l´occasion d´affirmer son influence sur le plan international en organisant avec succès le Sommet des non-alignés, auquel les plus grands dirigeants du tiers-monde de l´époque ont assisté; il s´ensuit dès lors, une période durant laquelle l´Algérie de Boumediene offrit un soutien très actif aux différents mouvements de libération d´Afrique, d´Asie et d´Amérique latine, et c´est en véritable leader du tiers-monde qu´il se déplaça en 1974 à New York, pour prendre part à une réunion spéciale de l´Assemblée générale de l´ONU sur les matières premières qu´il a lui-même convoquée au nom des non-alignés. Il prononça à cette occasion un discours par lequel il exposa une doctrine économique, appelant, entre autres, à l´établissement d´un nouvel ordre économique international plus juste, qui prendrait en compte les intérêts du tiers-monde. D´une façon assurément prophétique, il avertit l´Occident sur les conséquences d´une décolonisation bâclée suivie d´un égoïsme économique. «Un jour, des millions d´hommes quitteront l´hémisphère Sud pour aller dans l´hémisphère Nord. Et ils n´iront pas là-bas en tant qu´amis. Parce qu´ils iront là-bas pour le conquérir. Et ils le conquerront avec leurs fils. Le ventre de nos femmes nous donnera la victoire». Les épaves de Lampédusa et les boat-people sont là pour montrer que les solutions de l´Europe pour se barricader et protéger son supermarché ne seront pas à l´abri de la misère du monde dont parle Michel Rocard.
En 1975, il accueille le premier Sommet de l´OPEP par le biais duquel les membres du cartel ont pu définir une politique pétrolière concertée. Dans le sillage de cette même réunion, il parvint à sceller la paix entre l´Iran du Chah et l´Irak de Saddam Hussein. Cette paix si fragile ne tardera pas à voler en éclats, suite aux intrigues américaines qui armèrent Saddam Hussein contre l´Iran, dans le but d´endiguer la révolution islamique. Ce même Iran qui sera armé aussi par les Etats-Unis (scandale de l´Irangate avec l´implication d´Israël).
S´agissant des relations conflictuelles avec la France, la révision des accords de 1965 puis après, la nationalisation, a fait comprendre à la France que Boumediene était intraitable. Les relations avec Valéry Giscard d´Estaing, celui qui avait appelé son chien ´´Jugurtha´´ furent tout sauf confiantes. Lors des attaques racistes contre des émigrés algériens, Boumediene décida unilatéralement de mettre fin à l´envoi de la main-d´oeuvre demandée par la France. On se souvient du quasi-incident diplomatique lors de la visite de ce dernier à Alger: «La France historique salue l´Algérie indépendante.» La réponse de Boumediene fut sans nuance: «Une page est tournée; l´Algérie est d´abord fille de son histoire, qu´elle ait surmonté l´épreuve coloniale et même défié l´éclipse, atteste, s´il en était besoin, de cette volonté inextinguible de vivre sans laquelle les peuples sont menacés parfois de disparition. L´ornière qui nous a contraints à croupir dans l´existence végétative des asphyxies mortelles, nous imposa de nous replier sur nous-mêmes dans l´attente et la préparation d´un réveil et d´un sursaut qui ne pouvaient se faire, hélas! que dans la souffrance et dans le sang. La France, elle-même, a connu de ces disgrâces et de ces résurrections.»(1)
La confirmation de l´Algérie dans son rôle de leader des défenseurs des causes justes, était alors perçue, lors de la 29e session de l´Assemblée générale de l´ONU, une année auparavant, avec l´admission, pour la première fois, de l´OLP en tant que membre observateur au sein de cette instance internationale. C´est alors que le président de l´OLP, feu Yasser Arafat avait pu, pour la première fois, discourir devant la plénière de l´ONU. C´était également lors de cette session que l´Afrique du Sud fut expulsée des Nations unies et son régime qualifié de raciste, ouvrant ainsi la voie à l´aboutissement du combat antiapartheid mené par le Congrès national africain, soutenu par l´Algérie à bout de bras. Ces exploits s´ajoutent aux prouesses diplomatiques réussies par l´Algérie sous le règne de Boumediene, à l´instar des actions de médiation dans la guerre entre l´Irak et l´Iran, entre les factions libanaises en guerre civile et plusieurs conflits dans le continent noir. C´étaient les années de gloire.(2)
Dans ces situations de délitement, il nous plaît de verser dans ce qui n´est pas encore un produit marchand, à savoir la nostalgie de ce qu´était l´Algérie sous la gouvernance de Boumediene. Il est d´ailleurs curieux de constater l´autocensure s´agissant de la commémoration de la mort de l´un des derniers des géants du XXe siècle. Georges Corm qui disait à propos de Boumediene, pour énoncer sa filiation et son indépendance, que c´était un «Arabe d´Occident».(3). De fait, Boumediene était enraciné dans le terroir algérien mais il était fasciné par le futur. De plus, il a fait de sa vie un combat multidimensionnel avec pour point de mire, l´émancipation de l´Algérie avant tout, la justice pour les damnés de la terre et l´Unité arabe avec, notamment, une terre pour les Palestiniens. Sa fameuse boutade est restée gravée dans l´imaginaire des Palestiniens: «Nahnou ma´a falastin dhalima aoue madhlouma» (Nous sommes avec les Palestiniens, qu´ils aient tort ou raison).
Que reste-t-il de cet héritage que personne n´ose revendiquer? A cette époque, nous avions un cap, à cette époque, et bien que les libertés étaient réduites, malgré toutes les insuffisances, l´Algérie était un immense chantier. Les Algériens ne s´enfuyaient pas de leur pays. Un dessin de Dilem dont on dit qu´il vaut mieux que mille discours, montrait une nuée d´avions en partance pour le Canada, aussitôt la ligne ouverte. Que nous manque-t-il pour que l´on soit en panne d´imagination? Ce n´est pas l´argent, il eut mieux valu, d´ailleurs, «qu´il restât dans le sous-sol». C´est en fait, que chacun de nous pense que nous sommes installés dans une fatalité, une anomie, des temps morts.
On voit les jours passer, les jeunes partir, les statistiques contredites par la réalité et on nous dit que tout va bien dans le meilleur des mondes.
Savons-nous que de 1965 à 1978, l´Algérie a reçu un peu plus de 2 milliards de dollars de rente pétrolière? Tout le tissu industriel qui a été réalisé date de cette époque. Qu´avons-nous fait depuis? On pourrait comptabiliser le programme anti-pénurie (PAP) du début des années 80 avec l´euphorie pétrolière, on acheta des hors-bord de l´emmental suisse, bref, on donna l´illusion à l´Algérien qu´il était développé et qu´il pouvait se permettre les kiwis et autres fromages qui n´ont été permis au Suisse qu´après un parcours initiatique de travail, d´abnégation, de sueur. Mutatis Mutandis, nous sommes dans la même situation; ce ne sont pas les 15 millions de portables avec des publicités débilisantes de type ´´aaahdrou, ahadrou..´´ et les 4X4 rutilants à 25 litres au cent kilomètres, voire la cinquantaine de marques de voitures qui n´investissent que dans les showrooms et aucune dans un transfert de technologie qui sont pour nous des indicateurs de développement. Nous sommes plus que jamais des paresseux. Quand notre système éducatif forme des analphabètes et qu´une nouvelle génération complète a été perdue pour l´éducation, quand c´est l´incantation qui fait office de méthode Coué et que l´on remplace un cavalier par un autre dans ce que l´on pourrait qualifier de permutation circulaire, il est sûr que les mêmes fautes causeront les mêmes dégâts qui s´ajouteront aux autres.
Quand aucun responsable ne répond de ses actes dans la gestion d´un secteur devant le peuple, il est évident que la situation ira en empirant. La responsable du Parti des Travailleurs (ou ce qu´il en reste de ces travailleurs) propose que chaque responsable ministériel rende compte. Nous sommes en pleine fête de Noël, on peut toujours y croire. Le Président martèle le fait qu´il faut que le peuple se réconcilie avec lui-même. Alors, il sera naturel de réhabiliter l´effort, le travail, la compétence.
1.Boumediene: Encyclopédie Wilkipédia 2006
2.M.A.Chebbine Colloque Houari Boumediene à Mostaganem Retour sur une page glorieuse de l'histoire algérienne Courrier d'Algérie: 26 décembre 2006
3.Georges Corm: Le Proche-Orient éclaté. Editions la Découverte. 1988.


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