Au commencement, la parole était reine. Explorer la scène algérienne, c'est avant tout mettre en relief les différentes instances dramatiques marquant l'espace théâtral et cerner les multiples médiations qui contribuent à la réalisation du fait scénique. Une sérieuse et attentive lecture des textes nous permet de mieux approcher le fonctionnement de la pratique théâtrale et de démonter les mécanismes régissant l'acte culturel dans son ensemble. Au commencement, la parole était reine. Rien ne pouvait inciter les hommes de théâtre à «fabriquer» un texte écrit, le canevas suffisait. Rachid Ksentini, un véritable homme-orchestre et un génial touche-à-tout, montait ses pièces à partir de simples esquisses lui permettant d'investir habilement et intelligemment la scène. Allalou qui craignait que ses textes risquaient d'encombrer ou gêner sa propre démarche et son parcours ultérieur, prit l'absurde décision de détruire tous ses documents écrits engendrant une situation lacunaire, préjudiciable à une rigoureuse lecture d'un pan entier de la culture algérienne. On ne dispose plus du texte-clé, Djeha, qui mettait en branle les premières- et presque définitives- orientations théâtrales. C'est grâce à cette singulière expérience que les hommes de théâtre adoptèrent le genre comique et l'usage de la langue populaire. Seul Mahieddine Bachetarzi, le pivot central de l'organisation de la structure théâtrale, doublé d'une extraordinaire capacité d'emmagasiner faits et événements, conserva de nombreuses traces écrites, espaces-témoins de la pérennité de l'art dramatique. Ainsi, au fur et à mesure que les années passaient, les hommes de théâtre connaissant la fragilité et la pauvreté des structures officielles et le manque de travaux spécialisés, saisissaient la nécessité et la permanence de la rédaction de leurs mémoires. Chacun y allait ainsi de sa plume. Triste constat Mais il y eut également, après cette fièvre des canevas, une période qui a permis l'écriture de textes dramatiques que les troupes jouaient. Certes, il existait quelques comédiens qui ne pouvaient se passer de cette écriture à base d'esquisses, mais de nombreux hommes de théâtre s'étaient mis à rédiger des textes dramatiques en prenant souvent en charge l'architecture de pièces françaises. Certains d'entre eux, trop rares certes, tentaient même de réaliser des livrets de régie ou de mise en scène. Aujourd'hui, de nombreuses pièces, écrites et/ou jouées avant l'indépendance, sont disponibles, mais gardées par des particuliers refusant souvent de s'en déposséder. L'absence d'un espace de conservation de cette masse documentaire risquerait de sonner le glas de tous ces textes et favoriser ainsi l'effacement de toute une partie de la mémoire, lieu matriciel d'une nation en déliquescence, faute d'une sérieuse et intelligente prise en charge de tous les paramètres symboliques. Paradoxe de l'Histoire, par ignorance ou par calculs, les gouvernements successifs reproduisent ainsi le schéma colonial dont l'élément essentiel s'articulait autour de la marginalisation des lieux de l'affirmation culturelle. Lire le théâtre, c'est malheureusement faire le triste constat de toutes ces lacunes et ces carences, parfois sciemment entretenues, qui altèrent toute hypothétique communication et rendent ainsi ardue et difficile toute entreprise historique sur la mémoire culturelle algérienne. Retrouver les textes est une harassante gymnastique qui exige un extraordinaire courage et un exceptionnel sens de la patience. Il nous a été extrêmement difficile de rassembler des documents nous permettant de mieux saisir la problématique historique et cerner les grands moments d'une Histoire culturelle malmenée par l'absence de perspectives et de projet clair. Le théâtre en Algérie a connu des moments d'enthousiasme et aussi des instants difficiles. Même si les traces restent peu palpables, de nombreux documents, sauvés des eaux par une main heureuse, sont disponibles. Ce qui permet au chercheur d'interroger les interstices d'une mémoire déboussolée. Certes, trop souvent non édités, des textes se préservent de la disparition, d'autres, plus récents, attendent une sorte de débroussaillage. Un nombre très infime de pièces emprunte le chemin de l'impression. Ainsi, une plongée exploratoire dans plusieurs textes d'auteurs qui, nous semble-t-il, participent d'une certaine définition de l'art dramatique en Algérie nous a aidé à mieux cerner la problématique théâtrale. Des lectures du thème de la guerre de Libération, à travers des textes de Mouloud Mammeri (Le Foehn) et de Mohamed Boudia (Naissances et L'Olivier) et de bien d'autres auteurs dramatiques, illustrent l'exploration du fait historique national. Les pièces se déroulent souvent à Alger, en pleine bataille d'Alger, mais mettent en espace des personnages et des situations souvent différents tout en inscrivant leurs récits dans des lieux historiques précis. Mammeri, par exemple, tente tant bien que mal de nuancer le propos et d'éviter le discours manichéen qui, dans certains cas, dessert le propos, alors qu'un auteur comme Mohamed Boudia, militant engagé dans le combat révolutionnaire, veut tout simplement expliquer, dire son pays. Les objectifs sont donc différents. Les événements historiques interpellent naturellement la culture de l'ordinaire, les formes populaires. C'est ainsi que trois pièces de Ould Abderrahmane Kaki tout en insistant sur l'exploration des conditions de production qui déterminent un certain nombre de choix esthétiques et thématiques. La littérature orale, Eschyle et Brecht constituent les éléments dramatiques autour desquels s'articule la représentation. Ce travail nous informe sur les modalités présidant au traitement de la «tradition» orale et à la réappropriation de certains procédés formels brechtiens et grecs. El Guerrab Wa Essalhine (Le porteur d'eau et les trois marabouts), Koul Wahed Wa Houkmou (A chacun sa justice) et Béni Kelboune sont trois oeuvres maîtresses du répertoire dramatique national. Cet auteur n'est pas le seul à être fasciné par les formes populaires, d'autres dramaturges et metteurs en scène algériens, arabes et africains ont travaillé dans la même perspective et ont entrepris la mise en place d'une écriture «syncrétique» (juxtaposition de deux formes, tradition orale et structure théâtrale). Abdelkader Alloula a recouru au gouwal (conteur) et à la halqa (cercle). Slimane Bénaïssa a transformé les signes de la parole investie d'une véritable dynamique et épousant les contours de la société, la libérant de certains carcans sclérosants qui perturbaient toute possible communication. Tayeb Déhimi a donné à ses personnages paradoxalement une dimension mythique et une inscription historiciste: littérature orale, histoire arabe, théâtre universel et Brecht se retrouvait comme pour exorciser une certaine parole rédemptrice. Ziani Chérif Ayad réinvestit la structure du conte oral faisant du personnage Khédidja dans une sorte de conteuse singulière. Si les formes dramatiques populaires constituaient pour certains dramaturges et metteurs en scène le substrat qui leur donnait la possibilité d'«habiller» leur structure scénique, l'Histoire articulait souvent le discours théâtral. Histoire et histoire(s) se confondaient, s'interpénétraient et s'entrechoquaient. Le thème, souvent abordé, donnait parfois à voir des constructions archéologiques limitant ainsi considérablement le propos des personnages réduits à l'état de simples marionnettes et condamnés à porter un discours exogène. C'est le cas de nombreuses reconstitutions qui détournent la matière théâtrale en la considérant comme une sorte de reprise analogique d'un réel figé, statique, dépourvu de toute autonomie et de tout mouvement. D'autres dramaturges portaient un autre regard sur l'Histoire qui, une fois sur scène, se transformait en un lieu d'illustration d'un discours politique et social. C'était surtout vers les années soixante-dix, période qui vit la naissance de très nombreuses troupes qui abordaient presque exclusivement des sujets politiques, célébrant souvent les «réalisations» sociales et économiques comme si le théâtre était un ersatz du discours politique. Deux périodes historiques Kateb Yacine n'arrêtait pas de jouer avec l'Histoire qui ne cesse de bégayer et d'ouvrir une certaine lecture, dynamique et dialectique, du fait théâtral. Pour d'autres auteurs et metteurs en scène, l'Histoire porte, en quelque sorte, les embryons d'une désillusion annoncée. Ainsi, Mille hourras pour une gueuse de Mohamed Dib met en scène l'histoire d'un désenchantement et le récit d'une profonde désillusion. C'est l'Algérie d'aujourd'hui, avec ses ambiguïtés, ses contradictions et ses malaises qui peuple l'espace pris en charge par une ancienne maquisarde, Arfia qui constate amèrement que la révolution a été confisquée par des personnages sans légitimité et détournée ainsi de son objectif originel. Marginalisée et désabusée, elle se met à poser et à se poser des questions graves permettant le dévoilement d'une triste réalité: ses compagnons du maquis se sont-ils sacrifiés pour rien? Les choses resteront-elles ainsi? Arfia n'a aucun désir d'arrêter son combat ou de faire une trêve. Cesser de se battre, c'est trahir ses anciens camarades et oublier sa quête initiale qui n'aboutit réellement qu'après la redécouverte de soi et la reconquête du pouvoir par ceux qui avaient réellement combattu le colonialisme et qui veulent changer les choses dans le sens de la justice. Ce texte de Dib représente toute une tendance de la représentation artistique et littéraire qui s'est mise à convoquer deux temps (avant et après l'indépendance) et deux espaces (le maquis et la ville) dans le but de faire une sorte de parallèle entre ces deux périodes historiques: un passé souvent incarné par la lutte de libération positivement chargé et un présent négativement montré. C'est vers les années soixante que les premiers textes de ce courant commencèrent à voir le jour. La pièce de Dib propose implicitement de nombreuses ouvertures contribuant à une meilleure écriture scénique. Celle-ci pourrait utiliser différents espaces mettant en relief un parallélisme de structures et une construction privilégiant la dimension ludique, excluant ainsi toutes les marques de l'exploration archéologique et certains résidus du réalisme descriptif et du naturalisme. Cette manière de faire caractérise également le travail de Abdelkader Alloula, de Hadj Omar, de Abdelmalek Bouguermouh, de Azzedine Medjoubi...Alloula réutilisait souvent un certain nombre d'éléments empruntés aux formes culturelles populaires. La présence du gouwal dans ses pièces (Legoual, Lejouad et Litham) oriente la mise en scène et fournit une lecture précise du fait théâtral. Le gouwal interpelle la représentation théâtrale et inscrit sa parole dans une structure globale qui lui retire certains de ses attributs et le place dans la même situation que le personnage/comédien. Le conteur disparaît pour laisser place à l'acteur qui joue un rôle bien ficelé à l'avance dans un contexte de représentation précis. Les conditions de production déterminent les relations des personnages et le fonctionnement singulier du conteur. Alloula accorde un intérêt particulier à la parole. C'est à partir des flux vocaliques que les objets s'animent et acquièrent ainsi un statut particulier. Le conteur provoque la mise en branle de nombreux espaces virtuels et médiatise les différentes instances de la représentation. La présence de Brecht apporte une certaine cohérence à la structure narrative et contribue à la mise en fragments du récit porté par le conteur qui délimite les lieux géométriques et distribue la parole tout en commentant les actions et en participant au jeu. Il est à la fois acteur, narrateur et metteur en scène. L'un des grands problèmes qui limitaient considérablement la quête de Abdelkader Alloula fut incontestablement le lieu théâtral qui ne pouvait correspondre à cette nouvelle expérience qui exigeait la présence d'un autre espace scénique. Il en était, d'ailleurs, conscient. Comment peut-on produire une nouvelle approche de la mise en scène fondée sur les formes populaires sans remettre profondément en question le lieu théâtral conventionnel? Azzedine Medjoubi et Abdelmalek Bouguermouh ne s'embarrassent nullement de considérations théoriques, certes nécessaires, mais tentent de mieux occuper la scène, de la découper en tranches susceptibles de prendre en charge les multiples instances symboliques et d'exposer des éléments cohérents non sans introduire quelques petites fantaisies. C'est une construction à niveaux multiples qui met côte à côte des pans de plusieurs expériences dramatiques et scéniques.