Mohamed, prends ta valise, c'était une tournée unique dans son genre. Il y a 50 ans, paraissait le chef-d'oeuvre de la littérature maghrébine, Nedjma, qui allait marquer tous les écrivains de la région et donner à voir un regard fort singulier sur l'Algérie et le Maghreb à faire. Jamais, l'Algérie n'avait donné une oeuvre littéraire aussi forte qui allait enfanter par la suite d'autres textes qui vont caractériser le Kateb Yacine d'après 1970 qui a décidé d'écrire en arabe «dialectal» pour dire le vécu et les luttes de son peuple. C'est ainsi qu'il rompt avec le genre romanesque et poursuit son aventure artistique avec la réalisation de pièces qui continuent, sur le plan formel et idéologique, l'expérience entamée dans La Poudre d'intelligence, il y a un peu plus de quarante-cinq ans. Ce choix libre fait par cet homme libre nous incite à évoquer justement son expérience théâtrale, trop marquée par les jeux poétiques et les espaces trop marqués de l'engagement politique. Kateb Yacine avait toujours voulu s'imposer sur la scène théâtrale en mettant en forme un «théâtre de combat» prenant en charge les préoccupations et les problèmes des couches populaires. Son expérience de l'écriture dramatique et sa rencontre capitale avec Jean-Marie Serreau lui ont donné la possibilité de réfléchir à la transformation radicale de l'espace scénique. Kateb Yacine a également eu la chance, au gré des circonstances, de faire la connaissance d'une extraordinaire équipe dirigée par Kaddour Naïmi, aujourd'hui, en Europe, «Le théâtre de la mer». Il a pu ainsi écrire et monter, avec la collaboration du groupe, sa pièce- fétiche, Mohamed, prends ta valise. C'est le départ d'une expérience qui allait durer plus d'une vingtaine d'années. Du «Théâtre de la mer» au Théâtre régional de Sidi Bel-Abbès (Oranie) en passant par l'Action culturelle des travailleurs (ACT), Kateb Yacine qui voulait, à tout prix, toucher un public de travailleurs et de jeunes, tentait constamment d'adapter l'outillage technique à la réalité du public-cible. Mohamed, prends ta valise, en rupture, en quelque sorte avec les précédentes pièces, écrites en français (Le cercle des représailles et L'homme aux sandales de caoutchouc), fut un événement-phare dans l'expérience de Kateb qui s'enorgueillissait souvent d'avoir touché, à l'époque, plus de soixante-dix mille émigrés. Ce fut un véritable exploit et une première remise en question de l'édifice théâtral conventionnel. L'auteur m'avait parlé ainsi de cette expérience dans un entretien en 1986: «Au début, la troupe s'appelait Théâtre de la Mer; c'était une jeune troupe subventionnée par le ministère du Travail (1970-1971). J'avais rencontré Ali Zamoum qui était directeur de la formation professionnelle. C'était lui qui avait aidé la troupe. Nous avions pensé qu'on pouvait faire une pièce sur l'émigration, c'était un thème d'actualité. C'était aussi le temps de parler et j'avais beaucoup de choses à dire. L'émigration était une chose que je sentais parce que j'ai vécu dix ans d'exil. Alors, nous avions constitué cette troupe. Après huit mois de travail intensif, nous étions allés en France et nous avions fait pendant cinq mois le tour de ce pays avec Mohamed, prends ta valise. C'était une tournée unique dans son genre. Nous avions touché près de 70.000 émigrés. C'était une extraordinaire expérience. Au retour, nous avions décidé de continuer; nous avions tourné un film sur l'émigration, le ministère l'avait considéré comme un succès. (...). Nous essayions de porter le théâtre partout où nous pouvions aller. Notre style de théâtre est simple: peu de costumes, peu d'argent. Si on veut vraiment faire bouger le théâtre, il faudrait être léger.» Cet extrait de l'entretien que nous avons réalisé avec Kateb Yacine en 1986 résume toutes les intentions et la problématique scénique de cet auteur qui avait pris la courageuse décision d'abandonner le roman, à la grande déception de certains de ses admirateurs qui connaissaient mal l'auteur et qui dévalorisaient la fonction de l'art théâtral, pour se lancer dans l'écriture théâtrale. Son objectif était clair: toucher le maximum de personnes et faire du théâtre une arme de combat. Il se déplaçait dans des lieux ouverts (hangars, places publiques, marchés, casernes...) et utilisait un dispositif scénique extrêmement léger. L'essentiel était de se déplacer vers les gens pour transmettre une parole contestataire, à contre-courant de la politique officielle. C'est ce qui transparaissait dans toutes ses pièces (Mohamed, prends ta valise, La guerre de 2000 ans, Le Roi de l'Ouest, Palestine trahie, Saout Ennisa, Le Sans-culotte ou Mandéla, El Ouafi...). La scène est presque vide. Les acteurs opéraient aisément dans les différentes aires de représentation. Kateb Yacine expliquait ainsi cette réalité. Il me disait encore ceci: «C'est le temps du théâtre, du grand public. Maintenant, je pense que le théâtre peut aller à la rue, au stade...La culture, c'est qu'on laisse le théâtre sortir dans la rue. On l'a fait. A H'mar el Ain (un village) par exemple: pour attirer le public, on a pris quelques comédiens et on a commencé à chanter dans la rue. Et tout de suite, ça avait marché, le public était là. On a fait des spectacles dans les douars(petits villages) et dans les domaines de la révolution agraire. On pêche le public à la source. Une fois, nous étions allés à Khémissa (Est de l'Algérie), et comme nous étions arrivés à la tombée de la nuit, et que nous étions obligés de partir, nous n'avions joué que vingt minutes, éclairés par les phares des gendarmes. Nous avons joué dans des cités universitaires. Nous avons touché une très grande force d'étudiants qu'on ne peut négliger.» Le théâtre de Kateb Yacine cherchait à jouer dans les lieux les plus reculés. Le public conditionnait en quelque sorte la mise en place d'un dispositif scénique très léger. C'est ainsi qu'il opta pour un attirail léger permettant à ses comédiens de jouer dans n'importe quel lieu. C'était un théâtre qui allait vers les gens et qui se déplaçait juste dans les lieux de travail et les petits villages en parlant de leurs problèmes et de l'interaction des diverses révolutions anti-impérialistes. Ainsi, il évoque le quotidien d'un travailleur exploité en liaison avec les diverses réalités du monde d'aujourd'hui, associait guerre du Vietnam, combat du peuple palestinien, lutte pour l'indépendance et contre les dictatures arabes. On ne peut évoquer l'oeuvre de Kateb Yacine sans citer le nom de Jean-Marie Serreau qui l'a profondément marqué et qui lui a appris les éléments de base de la mise en scène. Serreau l'a initié aux techniques et aux procédés d'écriture scéniques et lui a permis de connaître certaines expériences comme celles de Brecht, par exemple, qui, malgré les propos de Kateb qui cherchait à nuancer cette influence, parcourait tout son travail et lui permettait de mieux maîtriser les éléments théoriques qui déterminaient la relation scène- salle. Le théâtre de Kateb Yacine était un théâtre nu. Le regard du spectateur construisait les décors nécessaires à la représentation et structurait la scène donnant l'impression que le plateau était disposé en fonction de calculs scénographiques précis. Dispositif scénique et acteurs se mélangeaient, se confondaient, à tel point qu'on se prenait à chercher la différence entre tel accessoire avec tel ou tel personnage. L'objet qui était un élément central du théâtre de Kateb se transformait et remodelait continuellement l'espace scénique. Un simple chapeau pouvait signifier un pays ou un dirigeant politique. Les comédiens étaient appelés à maîtriser plusieurs catégories d'interprétation pour pouvoir bien donner à voir des situations et des événements renvoyant à des réalités historiques et politiques particulières. Ainsi, Kateb Yacine reprenait l'idée de distanciation à Bertolt Brecht, même si, dans certains de ses entretiens, il attaquait ce procédé qu'il considérait comme peu opératoire et inefficace dans des sociétés comme l'Algérie. L'auteur qui, s'inspirant du conte populaire, construisait son texte comme une suite de sauts elliptiques et privilégiait une sorte d'écriture en fragments qui mettait côte à côte, contes, aphorismes familiers, complaintes et vieilles chansons satiriques. Ce qui retenait surtout l'attention, c'était cette propension à transformer le contenu des chansons populaires et à conserver les airs et le rythme. Chez Kateb, les musiciens, installés sur scène durant tout le long du spectacle, se transformaient en comédiens et participaient ainsi activement à la représentation. L'usage des techniques du conteur populaire et le choix du personnage légendaire, Djeha, exigeaient des acteurs une formation rigoureuse et précise et une sérieuse connaissance des conditions d'émergence et du fonctionnement des schèmes et des modèles de la culture populaire. Djeha, installé sur un plateau de théâtre, devait acquérir un double statut et de multiples lieux référentiels: il est personnage de théâtre, mais également conteur ou narrateur. La charge humoristique et satirique marquait l'univers du récit. Les personnages typés ou les archétypes correspondaient en quelque sorte à des marionnettes qui apportaient une note de gaieté et de sympathie. L'auteur mettait côte à côte des fragments scéniques, empruntait de nombreuses histoires au fonds culturel populaire et investissait l'imaginaire social. On retrouvait des séquences entières reprises dans toutes ses pièces. Mais c'est Djeha (Nuage de fumée ou Moh Zitoun) qui, en quelque sorte, colle les morceaux et apporte une sorte de caution et de légitimité au récit. Il trône au-dessus de la mêlée, fournit des indications sous forme de paraboles ou de métaphores et trace les contours de la construction dramaturgique. Son engagement politique a fondamentalement déterminé ses choix esthétiques. Le recours à la culture populaire et à l'espace vide obéissait à une logique idéologique et correspondait aux intentions affichées de l'auteur d'aller vers les gens et de poser leurs problèmes. Son désir était de se déplacer chez les gens, d'aller vers le grand public dans les usines, les casernes, les hangars, les stades ou les places publiques. Il désirait entretenir un contact direct avec son public. Djeha était une très bonne trouvaille qui lui permettait de provoquer un échange avec son public qui connaissait très bien les facéties de ce personnage et qui pouvait ainsi s'y identifier et s'y retrouver dans cet univers transformé par Kateb Yacine en un espace de combat. Djeha qui conservait certains de ses attributs devenait un héros populaire qui prenait en charge un discours révolutionnaire et réussissait, grâce au rire et à la dimension satirique et humoristique, à séduire le public populaire. Le rire était une véritable bouffée d'oxygène et une arme de combat qui démystifiait les détenteurs des pouvoirs établis et démythifiait certains espaces symboliques. Alléger le dispositif scénique devenait une nécessité impérieuse et permettait ainsi à la troupe de se déplacer en toute liberté dans tous les lieux de représentation. Kateb Yacine parlait ainsi de son public, il me parlait ainsi du public qu'il désirait qui ne serait pas celui des intellectuels: «Le public, ce n'est pas une chose dans l'absolu....(Nous avons joué pour eux (les travailleurs), et avec de jeunes travailleurs, nous allons dans les centres professionnels, dans les lycées, dans les lieux où on peut rencontrer de jeunes travailleurs, des jeunes en général. (...) Pour une troupe comme la nôtre, et pour ce qu'on veut faire, il faut définir ce public -pas n'importe quel public-, c'est pour ça que nous ne voulons pas affronter ce qu'on appelle le grand public.» La troupe qui se déplaçait dans des villages de l'Algérie profonde, jouait devant des gens qui n'avaient jamais entendu parler de théâtre, mais qui pouvaient, une fois le personnage de Djeha et les airs musicaux reconnus, participer pleinement à la représentation. Kateb Yacine qui ne voulait pas s'adresser uniquement aux intellectuels, était mal à l'aise car son théâtre était souvent apprécié par cette catégorie et aussi, quel paradoxe, par de nombreux ministres de l'époque qui l'appréciaient, mais qui le craignaient aussi. Ils savaient que Kateb Yacine était un mythe vivant, une icône. Boumediene qui a bien compris cette réalité, a toujours entretenu de bonnes relations avec cet écrivain-fleuve qui a eu de sérieux ennemis à l'intérieur du gouvernement, à commencer par Ahmed Taleb El Ibrahimi qui s'était d'ailleurs plaint à Boumediene qui ne pouvait rien faire contre lui.