Nous avons, croyants et non-croyants, une responsabilité commune à l'égard de la survie de l'humanité. L'avenir est incertain. La loi du plus fort domine. La récession économique internationale peut s'aggraver, au détriment demain surtout des pays du Sud. La lutte est féroce. De plus, la politique inique des deux poids et deux mesures et des embargos peut encore s'abattre sur d'autres pays musulmans, après l'Irak et la Palestine, en l'occurrence sur l'Iran. La mainmise sur les centres de décision mondiaux s'accentue, par des grandes puissances, ne voulant pas réformer les institutions internationales. Le dialogue des cultures, des civilisations et interreligieux est -il coupé de la réalité, ne concernant que des initiés et idéalistes? Ceux qui croient aux vertus de la discussion savent que nul n'a le monopole de la vérité et que les préoccupations sont celles de tous. Pour oeuvrer au vivre-ensemble, les partisans du dialogue savent que les citoyens qui défendent la justice sont de partout, au Nord comme au Sud, et que les religions ne doivent pas se limiter en un «front commun» contre la société déspiritualisée et les dérives du monde moderne qui déshumanisent et infantilisent. Les croyants doivent sans cesse se remettre en cause. A cette condition, ils peuvent témoigner ensemble qu'ils sont capables de répondre au monde, de dépasser les clivages et la «désignification», ou à tout le moins, de susciter une nouvelle interprétation du «sens» qui se dérobe, que le monde ne peut saisir. La crise est morale, politique et économique. Le problème réside dans le fait inadmissible que les trois quarts de la planète sont laissés pour compte, abandonnés à leur sort de dominés par les puissants de ce monde et gérés par des despotismes. Le dialogue sans exclusive L'annonce que chrétiens et musulmans, en particulier, car ils forment ensemble la majorité du monde, peuvent énoncer pour moins d'injustice est capitale. C'est une possibilité d'interpellation et d'interprétation pour empêcher d'un côté la confusion et d'une autre côté la déshumanisation. La crédibilité de cette approche dépend de la nature et du niveau du dialogue, au sujet de la foi et de l'engagement dans le monde. On ne sait plus se parler et répondre par le bon sens, comme incapables de réagir aux injustices et vicissitudes de notre temps. D'où l'importance de pratiquer le dialogue sans exclusive, en vue de faire reculer les incompréhensions, l'extrémisme et le fanatisme. L'objectif est le vivre-ensemble, y compris entre ceux qui croient au ciel et ceux qui n'y croient pas. Dans ce sens, les rencontres ne peuvent pas se limiter au dialogue entre les croyants, monothéistes. Cela réduit le champ de réflexion dans un monde pluriel et critique vis-à-vis des religieux. Il est salutaire de débattre avec ceux qui sans «croire» pensent les questions du sens, du développement, celles du vivre ensemble, et qui ne méprisent pas la religion. Il s'agit de réfléchir ensemble au sujet des injustices et autres sources qui génèrent la crise morale et économique. Tout comme, il faut revenir à une pensée ouverte sur le monothéisme, pour parvenir à la compréhension de notre histoire. L'aptitude au sens de l'ouvert, du décentrement, du déplacement du regard n'est pas évidente dans la trame du règne de la pensée unique. Le penchant à l'ethnocentrisme domine trop souvent. Le citoyen occidental a des difficultés à sortir du cadre mental gréco-romain et moderniste, et le musulman, aujourd'hui, a des difficultés à imaginer et comprendre le non-croyant. L'autre différent est absent des perceptions de chacun. Le dialogue devrait permettre d'apprendre à tenir compte des autres visions culturelles. Les racines, les valeurs et l'horizon du monde arabo-musulman ne sont pas assez connus et vice versa. Il est urgent de dépasser les visions étroites et de travailler à une «transculturalité» et une «transmodernité». En interprétant les valeurs culturelles et spirituelles, on peut découvrir qu'il est question de réponse libre et juste à apporter au monde, pour se développer. Dans ce cadre, il ne faut pas omettre le souci de compréhension de la culture de l'autre, pour surmonter l'épreuve du vivre. Sortir des égoïsmes Nombre d'intellectuels et chercheurs, à juste titre, affirment que le destin de l'humanité est indissociable du destin de la planète Terre, dans la mesure où la maîtrise de l'homme moderne, dans l'ordre scientifique et technologique, met en danger la survie de l'espèce humaine. Le progrès sans éthique a des effets pervers sur la vie humaine et le milieu naturel. La logique de la croissance matérielle pour un profit illimité et à tout prix, semble prendre fin. Plus dur sera le réveil, si on ne se projette pas dans l'avenir. Nous avons, en effet, croyants et non-croyants, une responsabilité commune à l'égard de la survie de l'humanité. Les nombreux défis politiques, éthiques, écologiques, économiques, culturels de notre époque devraient amener les religions monothéistes et les philosophies humanistes à dénoncer les égoïsmes, à préférer une société juste, et une parole commune et, partant, à admettre l'obligation de l'interconnaissance et de la reconnaissance réciproque. Il s'agit de la nécessité de réinterpréter des références fondatrices et leurs pratiques, pour prévenir l'avenir et ne pas se couper du mouvement du monde. On doit évidemment tenir compte des valeurs propres. Sur le plan de la vision du monde, chez l'historien rationaliste, tout événement qui n'est pas temporel et historique au sens concret de ces mots, devient un mythe. La réduction historiciste succombe au piège de la «démythologisation» qui se transforme elle-même en mythes. Les phénomènes ne s'expliquent pas uniquement par des causes temporelles et apparentes mais aussi par des causes transcendantes et complexes. Le dialogue des civilisations doit prendre en compte tout cela. Le Voyage céleste du Prophète et la naissance miraculeuse de Jésus, par exemple, sont une réalité historique et transcendantale pour le croyant; en revanche, ces mêmes événements sont un mythe dans l'historicisme. La méthode moderne évacue le mystère, l'invisible, la difficulté, et réduit la morale et l'expérience religieuse à une fiction ou illusion, elle ne résout rien et fourvoie. La perspective historique a non seulement aboli la ligne entre le profane et le sacré, elle aboutit à faire perdre de vue l'idée même d'infini, perçu seulement sous l'angle mathématique. De son côté, la vision traditionaliste s'enferme dans le passéisme, la subjectivité, les sentiments et l'inertie, au lieu de produire des idées prospectives et de responsabiliser les citoyens. Le droit à la critique Le citoyen juste refuse la prétention avec laquelle des «musulmans» parlent des non- musulmans, alors que nous sommes dépendants sur nombre de points, et qu'il y a lieu d'apprendre à produire des richesses et à vivre ensemble, compte tenu que nul n'a la garantie d'avance du comportement juste. Le citoyen juste refuse avec autant de force la suffisance avec laquelle des Occidentaux accaparent les richesses et parlent du monde musulman, comme si ce monde était inférieur, susceptible de n'accéder à une possible dignité que dans la mesure où il se soumet et se rapproche de l'Occident. L'idéal pour les détracteurs des musulmans, étant qu'ils finissent par se nier et s'identifier à lui. Face aux impasses, il devient urgent de renouer avec le droit à la critique constructive et penser à ce qui nous concerne tous, en prévision d'un destin commun: quel projet de société? Sans remettre en cause les acquis prodigieux du libéralisme et de la modernité, nous sommes en droit de porter un regard critique sur leurs graves dérives. Sans remettre en cause les bienfaits de la religion, nous sommes en droit de porter un regard critique sur les dérives de la tradition. Il n'y a pas d'alternative au débat et à la critique constructive pour s'inscrire dans le futur, l'ouvert et libéré. Trop de discours empêchent les êtres humains de prévoir, de discerner et d'assumer leur responsabilité. Tout le monde sait que la confusion et l'instrumentalisation de la religion mènent à des violences et portent atteinte à la liberté humaine. De même, la rupture des liens entre les dimensions clés de la vie déséquilibrent et posent problème. Tout le monde commence à comprendre que le libéralisme sauvage crée des inégalités, des déséquilibres profonds et déshumanise. Est-on capable de compléter le critère économique fondamental du développement, c'est-à-dire le PIB par d'autres critères éthiques et économiques afin de répondre aux besoins de la société? Une mauvaise direction Toute la bonne volonté du monde et tous les gestes d'espérance que les partisans du dialogue culturel et interreligieux peuvent exprimer, pour bâtir une société équilibrée et un monde de paix entre l'Orient et l'Occident, resteront comme l'oeuvre de Sisyphe, voués à l'impasse, si la question des critères, de la justice et du droit dans les relations internationales n'est pas réglée. La loi du plus fort et les politiques d'hégémonie sabotent toute forme de rapprochement. Le monde est engagé dans une mauvaise direction. La question de l'injustice, fondamentalement politique, entraîne pour les musulmans un blocage du dialogue. Ce que les musulmans revendiquent se situe au niveau de la justice. Dialoguer ne signifie pas choisir ses interlocuteurs de manière arbitraire et tourner le dos aux problèmes concrets de notre temps, mais discuter avec tous, sans exclusive, afin de contribuer à les solutionner dans l'intérêt général. Car une question est incontournable: comment rectifier la mauvaise direction que prend le monde? Il n'y a pas d'alternative à la prise de parole pour tenter de se faire entendre et à des réformes internes pour être crédible. Le monde a changé depuis 1989, avec la chute du mur de Berlin et la fin de la bipolarisation. Le système dominant avait auparavant toléré un mouvement non aligné. Vingt ans après, nous assistons à un changement radical, marqué par une stratégie d'hégémonie, qui exclut toute possibilité de pluralité et d'équilibrer les rapports de force, en particulier avec le Sud. Quiconque réfléchit sur l'avenir doit tenir compte de cette mauvaise direction, métamorphose qui prend la figure de Janus, personnage mythique à double face, l'une hideuse, ouvertement cruelle, l'autre qui sourit comme le tigre qui cherche à hypnotiser sa proie. * Professeur en relations internationales www.mustapha-cherif.net