Le débat n'est plus entre un Occident libéral et un Orient traditionnel, mais il consiste à prendre conscience qu'il n'y a plus de frontières. D'un côté, alors que l'ère de la mondialisation s'accélère, que l'Occident est avantagé en termes scientifiques, de concentrations croissantes des richesses et des instruments de pouvoir, la connaissance de l'autre, de ses voisins de la rive Sud, est faible. D'un autre côté, le monde musulman, malgré ses atouts et son caractère hétérogène, reste marqué par une grande faiblesse culturelle, politiquement sous-développé, ne donnant pas priorité au savoir. L'ignorance est la principale cause des problèmes de développement, de difficulté de la cohabitation, de la faiblesse des échanges et des conflits. La responsabilité est commune en ce qui concerne les enjeux de la connaissance. Chacun évite le débat critique sur les problèmes de notre temps. La dénégation du réel caractérise les discours dominants. L'incompréhension réciproque entre les deux rives de la Méditerranée domine, l'opinion finit par ne plus voir que la violence de l'autre, dont elle ne saisit pas les raisons. Pourtant il existe un tissu relationnel transculturel ancestral qui témoigne de liens féconds et d'une possible intelligence de l'Autre. Compte tenu du fait que le devenir est commun ou ne sera pas, il est urgent dans la réciprocité des droits et des devoirs, de s'orienter vers les connaissances mutuelles et débats, chemins valides pour changer le monde vers l'ouvert, bâtir des ponts et la symbiose, accéder à des niveaux auxquels l'accès est impossible tout seul, et non démissionner face aux dérives. Un horizon universel En misant sur la connaissance on fait le pari de la longue durée, d'autant que la connaissance est un des rares biens qui se multiplie, grandit et s'enrichit quand on le partage. Les progrès des sciences ont rendu possible la fin de la domination des récits de la modernité, qui prétendent donner des explications définitives et à sens unique de l'histoire humaine, de son expérience et de son savoir. Le récit du savoir moderne sur l'émancipation du citoyen sur la seule base du progrès matériel, de la rationalité et du libéralisme est contestable et contesté. Le savoir ne peut être réduit à une marchandise informationnelle unificatrice et intégratrice. En général, la pensée occidentale considère que ses valeurs, référents et normes au sujet de l'individu et de la société, du temps, de l'espace, de la loi, des rapports à l'autre, sont les seuls valables, alors qu'ils posent problème pour d'autres cultures. D'où l'importance de rechercher des valeurs communes, un horizon universel. C'est-à-dire admettre le droit à la différence, le droit à la critique, donner droit de cité à des histoires singulières, des anciens et nouveaux langages, qui permettent de faire reculer les injustices, de laisser s'exprimer l'altérité et de favoriser l'essentiel: le vivre-ensemble. La crise de la démocratie, de l'université, les transformations technologiques sur le savoir, la traduction de la connaissance en quantité d'information, amènent à se poser la question du statut du savoir dans les sociétés de demain. L'informatisation conduit à reconsidérer la transformation du savoir ainsi que ses conséquences politiques. Des philosophes modernes se posent à juste titre des questions fondamentales comme: ´´ Qui décide ce qu'est savoir et qui sait ce qu'il convient de décider? ´´À l'âge des nouvelles technologies de l'information, la question du savoir est celle des universitaires et des politiques, elle concerne l'avenir de la société. Elle ne se réduit pas à l'alternative d'un savoir ´´ technologique ´´ ou ´´ critique ´´. La question de la connaissance est un problème de société qui ne peut se limiter aux seuls spécialistes, mais concerne tous les citoyens. Le débat n'est plus entre un Occident libéral et un Orient traditionnel, mais il consiste à prendre conscience qu'il n'y a plus de frontières. Reste ensemble à inventer une communauté ouverte qui allie sens et logique, progrès et authenticité. Un double risque est latent, le premier celui de s'imaginer qu'un seul modèle est valide, que seul est vrai ce qui est calculable, performant et efficace. Le deuxième celui de considérer que la Tradition suffit à sauver l'humain et à l'élever. Dans les deux cas, il y a dérives. Sans stratégies de politiques de la connaissance, les obstacles resteront insurmontables. Alors qu'il est proche, dispose d'un patrimoine civilisationnel, détient 60% des réserves d'énergies et occupe une place géostratégique, la méconnaissance à l'égard du monde musulman par les siens et les étrangers, est incompréhensible. Aujourd'hui, il y a une crise de la connaissance. Au Nord comme au Sud, la prétention à détenir la vérité ouvre la voie à des dérives. Le savoir devient un outil de domination à l'usage sélectif d'une catégorie. On assiste à l'accélération de l'intolérance. Il existe une Vérité, mais personne n'en a le monopole, nul n'a le droit de l'imposer ou se l'approprier. Il ne s'agit pas de relativisme. Par le savoir et la connaissance, la recherche d'une nouvelle civilisation transmoderne exige le respect du droit à la différence et le souvenir de ses racines culturelles pour pouvoir se projeter dans l'avenir. Besoin de connaissances Dans un monde globalisé, qui impose non pas une décentralisation, mais une centralisation, non pas une connaissance plurielle et ouverte au débat, mais un savoir à sens unique, non pas une mondialisation synthèse des apports de tous, mais une hégémonie, il est urgent de garder vivante la notion de liberté responsable, par le dialogue, la pratique de l'interconnaissance. Car c'est bien de liberté qu'il est question dans la recherche de la connaissance, afin que nul n'impose son seul point de vue. La mondialisation de l'insécurité, par exemple, au lieu d'être analysée sur le fond, est perçue le plus souvent au niveau de ses effets et non de ses causes que sont l'ignorance, les injustices et les manipulations. Nous avons besoin d'une connaissance qui résout des problèmes au lieu de les aggraver. L'heure est en effet à l'ouverture, au dialogue, à la vigilance. Face aux risques de déshumanisation, aux injustices, aux incertitudes, et aux menaces, les citoyens du monde s'inquiètent. Les chercheurs ont pour devoir de se mettre à l'écoute de la société et du monde, pour tenter non de consoler, mais d'éveiller les consciences, de répondre aux interrogations, d'éclairer, de bâtir des ponts. Sans remettre en cause les acquis de la modernité, ils se considèrent en droit de porter un regard critique sur ses dérives. Sans remettre en cause les bienfaits de la religion, ils sont aussi en droit de porter un regard critique sur les dérives de la tradition. Les valeurs modernes de l'Occident, fondées sur la sécularisation, la démocratie et le capitalisme, ont une dimension que d'autres peuples peuvent adopter, mais pas sans conditions ni aveuglement, car elles ne constituent pas obligatoirement la réponse souveraine aux malheurs du monde. Les valeurs culturelles des peuples sont tout aussi respectables, restent à ce qu'elles ne se transforment pas en des formes rétrogrades d'un système opposé à la liberté. Ce qui est préoccupant c'est le fait que le droit à la critique recule. Ce qui pose problème, c'est, d'une part, la représentation du monde dominant qui suscite plus que des dysfonctionnements qui masquent à peine une violence imposée au nom de la philosophie du progrès libéral. Le modèle dominant produit des formes de dépendance, de déshumanisation, de déséquilibres, par-delà des progrès et des opportunités. D'autre part, le repli, la violence aveugle et la fermeture des sociétés du Sud tentés par le repli sont problématiques. Chacun a tendance à mésinterpréter et déformer des cultures différentes en appliquant ses préjugés, son propre système de valeurs, en prétendant à la supériorité, dans un état de quasi-cécité intellectuelle, incapable de se décentrer, de se mettre dans l'axe de l'autre, à sa place. Ce n'est pas cela l'effort de la connaissance vraie. Le vivre-ensemble et son devenir On ne peut plus seulement accuser l'autre et lui refuser le droit à la critique. C'est à la liberté, à l'humanité réconciliée et à la circulation de la connaissance que l'humain est appelé et non à l'ignorance, à l'exclusion et à l'oppression. Ce qui se joue c'est l'être commun, le vivre-ensemble et son devenir. Les questions du sens et de la justice restent ouvertes. L'avenir des générations exige des élites qu'elles pratiquent l'interconnaissance, car jamais le monde n'a été autant injuste, inégalitaire et violent. Il est requis de redoubler d'efforts en matière d'acquisition et de circulation du savoir, afin d'empêcher que les peuples soient faibles culturellement et opposés. La nécessité de renforcer l'université dans sa mission d'enseignement d'un savoir critique, ouvert, indépendant et libre est l'enjeu de notre temps. Le renouvellement des connaissances théoriques est nécessaire pour faire face aux défis. La carte géopolitique du monde et le type de société imposé se font sans tenir compte des aspirations des citoyens. Les deux mondes, occidental et oriental, imbriqués, liés, ne pourront pas éviter que les désordres de l'un rejaillissent sur l'autre. L'Occident et le monde musulman ne dialoguent pas vraiment, ne négocient pas assez, alors que les enjeux sont complexes en ce xxie siècle. La plupart des sociétés arabes sont fragilisées par la mauvaise gouvernance, les inégalités et le manque d'éducation. Sur le plan fondamental de la connaissance, réinventer des valeurs partagées est possible. (*) philosophe www.mustapha-cherif.net