Le roman peut tout, parler de tout, même parler de nous sans nous offenser. C'est une technique que Abderrezak Hellal pratique avec bon sens, c'est-à-dire avec subtilité et humour dans la forme et gravité dans le fond. Il ne décrit pas les passions pour elles-mêmes; il ose les remuer, les triturer puis les exhiber comme des trophées; et ce sont autant de trophées, non pas, comme on pourrait le croire, d'un conquérant, d'un bourlingueur de retour à Bouhjar -«un territoire de humbles - après avoir coupé, «durant une décennie, le cordon ombilical qui le reliait à sa tribu», mais, au vrai, d'un peuple, «une peuplade retirée» qui pense, qui a la sagesse du vieil Ahmed qui connaît le proverbe: «Il n'est pire eau que l'eau qui dort». C'est ce que l'on remarque d'emblée en lisant Place de la Régence, le roman de Abderrezak Hellal. Ce roman, en fait, déjà édité en 1989 à Paris par L'Harmattan, n'est pas exactement un roman, il n'en a pas l'allure classique; les professionnels de la littérature le classeraient peut-être dans le genre méta-texte. Disons que c'est un long récit de fiction, un compte-rendu travaillé pour exposer le cas d'un personnage (un autocrate) et d'un pays conduit vers une autocratie planifiée. Tâche complexe, ardue, dérangeante, que l'auteur s'est donnée et tente d'en décortiquer les étapes. L'auteur s'exerce, en effet, au dévoilement pathologique d'un personnage au nom pesamment hypothétique; il use donc d'une écriture en injonctions, disjonctions, prescriptions, selon les procédés efficaces d'un scénario, d'un bon scénario de film documentaire, -on sait que Hellal est cinéaste et réalisateur de télévision. Aussi, l'expression est-elle directe, brutale et souvent métaphorique lorsqu'elle s'ingénie à présenter le personnage en situation, l'homme au pouvoir, l'homme dévoré par l'ambition de régner, -ici les convictions de l'écrivain sont claires, d'autant qu'elles tendent à illustrer à la fois celles de Kateb Yacine («Tu sais bien que je hais le froid, les fonctionnaires, les prêtres, ils m'ont torturé, tu sais bien», in L'uvre en fragments) et celles tout aussi fortes de Bertolt Brecht («En haut et en bas, ce sont les deux langages, deux poids, deux mesures. Les hommes ont même figure...», in Sainte Jeanne des Abattoirs). Au reste, l'écriture révèle les états pathologiques de ce personnage et, en souterrain, le discours discursif de l'auteur. Le lecteur reçoit en pleine figure des volées de reproches qui ne ménagent ni sa sensibilité, ni ses émotions, ni l'imaginaire qu'il n'en finit pas de se construire pour échapper à la fatalité d'un destin traficoté pour lui. On voit bien que Hellal entend, à juste raison, intégrer (impliquer?) le lecteur dans les conflits socio-historiques et culturels qui constituent l'objet de son oeuvre. L'enjeu ici est que la littérature, que la fiction rejoignent obligatoirement la réalité et inversement, sans quoi le signifiant et le signifié dans ce que veut dire l'auteur, perdent toute saveur, toute consistance, et donc le faux va s'installer durablement et, du coup, l'écrit être trahi par une fonction de communication corrompue. Mais n'allons pas plus loin dans cette «fonction» qui -pourquoi pas?- pourrait intéresser quelque linguiste encore inassouvi de prestige devant un texte aussi riche en faits de langue que celui-ci et auquel lui seul aurait accès. Comme je suis pour une flexibilité critique, j'invite prioritairement le lecteur à voir de quoi il s'agit dans Place de la Régence. Bonne lecture!