«Masque pâle et plein de refus, aujourd'hui rendu à l'impénétrable fatalité, à l'indifférente saison où l'absence, inexorable, s'accumule.» Ce sont là les mots parmi les plus brûlants de tristesse et de regret avec lesquels Benamar Médiène nous fait revivre de toutes ses tripes de frère témoin bouleversé, l'homme qu'il a côtoyé dans ses vagabondages multiformes et surtout existentiels, toujours proches de l'art absolu et de la mort souveraine. Dans une vision exceptionnelle, sans doute brouillée par la perte de l'ami, «le samedi 28 octobre 1989, à 8 h 30, en salle de réanimation de l'hôpital de la Tronche à Grenoble», mais fabuleusement guidée par la fidélité de l'homme à l'homme, Benamar Médiène se remémore dans Kateb Yacine, le coeur entre les dents (*), une figure singulière de notre littérature, - c'est-à-dire, l'algérienne jusqu'à saturation, saturée de splendeur et d'éternité, et à laquelle Kateb Yacine (1929-1989) a confié ses propres racines. Pour elle, Kateb a conçu ce que rappelle son fraternel biographe «l'inusable nostalgie et la vive passion pour le triangle Sedrata-Khenchela-Aïn-Ghour et le douar oublié dit Tammagra, territoire des Keblouti et du Vautour solitaire, génies des dieux nourriciers de l'imaginaire katébien où il aimait revenir en pèlerin, avant le retour pour l'éternité.» A la suite d'autres biographies plus ou moins réussies proposées par des auteurs de métier ou par des amis fidèles, artisans de la plume, avec ce livre (déjà édité chez Laffont en 2006), peut-être, Benamar Médiène a-t-il écrit une biographie définitive de Kateb Yacine. Mais est-ce bien une biographie? Algérien établi en France, Benamar Médiène, professeur d'histoire de l'art à l'université d'Aix-en-Provence, a longtemps vécu, en ami très proche, de Kateb Yacine. Tant de moments, riches en échanges culturels, en confidences de compagnons de tous les temps, les ont réunis à la moindre opportunité, en Algérie et ailleurs. Dans sa belle préface au livre, Gilles Perrault note à propos de Médiène: «L'affection et l'admiration qu'il vouait à Kateb Yacine le font rester à l'écart des usages et des prudences. C'est un homme blessé qui s'exprime ici, un homme qui ne veut ni ne peut faire le deuil d'un ami perdu.» Médiène va saisir, en son âme et conscience, en se faisant souvent violence, cette douloureuse circonstance, précisément pour «monter» une représentation permettant de «concilier l'absence et la présence... [...] Parler de Kateb, c'est d'abord prendre acte d'une limite infranchissable, d'une temporalité immédiatement révolue. Parler, c'est dire et dire, c'est montrer ce qui n'est plus là. Donc, abolir le temps en le réincarnant.» Ce sera une «Biographie hétérodoxe», hors de toute contrainte, aussi littéraire, libre et libertaire comme a été Kateb vivant. Médiène est rompu à la difficulté de l'écriture. Il a l'audace de l'écrivain scrupuleux et le style du pédagogue chercheur perspicace. Il puise ses sources dans son fonds personnel, déjà important: des récits (Les Porteurs d'orage; Les Jumeaux de Nedjma), des ouvrages sur la peinture algérienne, sur Issiakhem, Baya, Khadda; des rencontres exceptionnelles, des conférences, des articles sur des sujets divers de littérature. Alors quoi, écrire «Une biographie de Kateb Yacine? A l'impossible nul n'est tenu. Mais chacun peut être tenté par ce jeu dangereux. Un jeu de pistes et de dupes. Du côté du biographe et de sa vanité à vouloir passer sur le territoire du révolu et de la mort, à pratiquer une espèce de rite funéraire à rebours, un rite d'exhumation pour une résurrection littérale; du côté du lecteur, étonné d'être l'immédiat contemporain, l'intime interlocuteur silencieux du sujet réincarné dans le présent.» Le fraternel biographe est prêt; honnête et serein, il avertit: «Je n'ai pas opté pour une biographie normative, m'attachant plutôt à figurer un poète souvent tourmenté et révolté, vivant, parlant avec des amis, écrivant...» L'idée est lancée; les pages du livre sont déjà écrites, inspirées des dialogues enregistrés longtemps dans le passé, reprises dans des souvenirs intacts, reconstitués à partir d'interviews et de déclarations: tout est vérifiable. C'est du pur Kateb Yacine, l'homme qui a «le coeur entre les dents». A chaque page, nous entendons sa voix: «Bigre de bigre! L'essentiel de ma vie est dans mes livres...» Pour moi, Benamar Médiène nous a offert, dans «un halo de mémoire», des lectures terriblement fortes avec le son éclatant de la voix mordante de Kateb Yacine, murmurant «comme l'eau sur les cailloux de la Source aux illusions», et sans jamais mourir vraiment: «Irai-je, le coeur entre les dents, vers cette terre humide et entr'ouverte tenant les arbres par la racine? Irai-je m'allonger sur la fraîcheur des pierres et me couvrir de cette terre oubliée, alors que sa vieille ardeur se rallume?» (*) KATEB YACINE, LE COEUR ENTRE LES DENTS de Benamar Médiène Casbah Editions, Alger, 2007, 344 pages.