Quand une Française non musulmane arrive pour la première fois en Algérie en période de Ramadhan. Les guides touristiques, feuilletés d'une main insouciante avant de s'envoler vers Alger, sont catégoriques: «Nous vous déconseillons de prévoir votre séjour en Algérie pendant cette période.» Même les premiers passants rencontrés au hasard des rues le murmurent: «Ce n'est pas le bon moment...» Apparemment, arriver en terre algérienne au début du mois de Ramadhan semble incongru, voire insensé. Pourtant, à peine quelques jours sont-ils passés que l'on se plaît à découvrir les rites, les rythmes et les tranches de vie propres à ce mois de jeûne. Pour qui n'est jamais venu en Algérie, ni en aucun pays musulman lors de cette période si singulière, le Ramadhan apparaît comme une plongée dans un monde à part. Déjà, le soir de l'arrivée, le spectacle est étrange: sortie pour déambuler sur les boulevards algérois, encore inconnus, on sent une sorte de vide, puis l'on s'aperçoit, étonné, que seules quelques ombres peuplent les rues. Il n'est pourtant que 19h à Paris, en ce même mois, en ce même jour et à cette même heure, ce serait la cohue, éclats de voix et avenues bruissantes à cause des badauds qui sortent, ou des travailleurs qui rentrent. On se hasarde alors à interroger un policier -un des seuls êtres de chair dans cette capitale pleine d'un silence presque inquiétant- pour savoir s'il existe un restaurant ouvert aux environs: «Tu fais carême, toi?» est l'une des premières phrases qu'il prononce; c'est donc l'une des toutes premières paroles entendues en Algérie...En France, si un agent des forces de l'ordre répondait ainsi à un passant, ce dernier le croirait sans doute fou, et repartirait hilare, du moins interloqué. Mais Alger la Blanche, qu'on aurait cru morte, dans une atmosphère de ville assiégée où les habitants se terrent, devient bientôt noire, noire de monde et d'excitation. Des essaims bourdonnants emplissent les trottoirs et l'on observe que des amas se forment aux terrasses des cafés. Place Emir Abdelkader, devant le Milk-Bar, tout un petit monde se retrouve bruyamment autour des tables; plus loin, des jeunes hommes agitent des billets de banque dans leurs mains fébriles. Quelque chose paraît soudain bizarre -on ne saisit pas quoi du premier coup- et l'on se rend compte que ce petit monde est un monde masculin. Pour qui vient de France et ne connaît pas l'Algérie, surtout pour une femme, c'est l'étonnement, car en Europe la mixité règne dans ces lieux de passage et de divertissement. Peu à peu, on découvre que le Ramadhan crée des contrastes saisissants: des contrastes d'ambiance, entre ces moments où tout se tait et ces heures où les rues se réveillent, des contrastes d'humeur, aussi, entre les visages douloureux, à la fin des chauds après-midis, et les rires du soir. «Le Ramadhan, c'est aussi plein de subtilités qu'on ne saisit pas d'un oeil étranger.», explique un chauffeur de taxi. En effet, d'un oeil étranger, on ne perçoit pas pourquoi les restaurants ne servent pas de couscous royal le soir, pourquoi un taxi collectif fait un arrêt à 13h pile, pourquoi des magasins de babioles et des boutiques de vêtements rouvrent tard la nuit venue. Un matin, à la gare de l'Agha, on apprend qu'il n'y a plus de train pour Oran. La raison? Le Ramadhan. A défaut de prendre le train, on part donc par la route. Pendant les six heures de voyage, on n'ose ni boire ni manger, par respect pour le chauffeur, alors qu'un autre passager -un Chinois qui travaille à Oran- allume insolemment ses cigarettes et fait stopper la voiture pour acheter des bananes, de l'eau et des gâteaux. Le Ramadhan provoque ainsi des réactions bien différentes chez ceux qui ne le connaissent et ne le pratiquent pas; il pousse au respect ou laisse indifférent, mais engendre souvent un dialogue riche et fécond sur la religion, les versets du Coran et le sens donné à ce mois de carême. On entend beaucoup à l'entour que «le Ramadhan, c'est sacré!», et si l'on en perçoit bien le caractère sacré, on est surtout frappé par son aspect culturel et sociétal: car tout le monde fait le jeûne du Ramadhan, tout le monde sort au même moment, tout le monde s'accorde sur les mêmes rites et les mêmes gestes. Ce mois de carême semble relier puissamment un peuple; il apparaît comme une soudure sociale, que l'on ne voit guère en Europe. Selon les mots d'une Kabyle, le Ramadhan est un mois à part. Il a ses odeurs, il a ses habitudes. Le Ramadhan est un mois à part, un monde à part, et il est bon pour qui vient de France -où les journaux l'annoncent, mais où l'on n'en sent ni les odeurs, ni les habitudes- de découvrir l'Algérie pendant cette période, quoi qu'en disent les guides touristiques et les passants.