«Le plus grand des maux et le pire des crimes, c'est la pauvreté.» (Georges Bernanos) Ils sont toujours là, les mêmes visages qui reviennent chaque matin au même endroit. A la première heure, ils sont tous en place, sur les places publiques, les passerelles, sous les préaux, ils sont partout. Leur but est d'être là où il y a beaucoup de monde. Ils n'oublient pas les mosquées où, après chaque prière, ils vivent les rudes bousculades, surtout le vendredi. En ce mois sacré, les mosquées d'Alger sont prises d'assaut. Vers les coups de 13h, ils quittent leurs coins pour aller mendier ailleurs, des lieux plus cléments, plus charitables. Le lieu rassembleur des mendigots en ce mois de jeûne, c'est la mosquée, où mendiants et fidèles s'entrecroisent et se regardent les yeux dans les yeux. Sous le regard indulgent des uns et insensible des autres, la vie de cette junte misérable ne change pas, se pérennise pour devenir une seconde nature. Aucun espoir d'aller de l'avant, l'horizon est à présent blafard. La journée avance lourdement. La matinée, dans les rues presque vides, ils s'installent pour toute une journée, attendant l'arrivée du reste de la société. Que c'est dur de vivre en mendiant. Vivre aux dépens de ses semblables, qui, parfois, s'obstinent à ne pas donner l'aumône sous prétexte qu'ils n'ont pas «nniya». On entendait juste une célèbre petite phrase «Allah inoub», deux mots qui pèsent lourd, pour quelqu'un qui n'a pas de quoi casser la croûte. La mendicité, un phénomène auquel aucune société n'a échappé. Une image qui salit le beau tableau des sociétés du monde. Un phénomène qu'on ne peut éradiquer facilement, malgré les efforts colossaux consentis par tous les pays. Grands ou petits, riches ou pauvres, ce cas humain est incontestablement leur point faible par excellence. Une équation multidimensionnelle insolvable, qui fait la «honte» du monde moderne. Des centaines de personnes, de familles sillonnent les rues d'Algérie, tous les mois de l'année, et tout particulièrement en ce mois sacré de Ramadhan. Qui à la recherche d'une aumône, qui une couverture pour se protéger des morsures du froid, qui, pour amoindrir leurs souffrances, un morceau de pain chassant la pâleur des milliers de visages d'enfants, de moins jeunes et de vieux et de vieilles. Quand les riches font leurs emplettes et reviennent chez eux pour déguster ces dons de Dieu, les pauvres ne peuvent que saliver. Il existe des familles qui passent leurs nuits le ventre creux. D'autres viennent exhiber leur handicap, histoire de sensibiliser les gens. Jambe et main amputées, les cicatrices des opérations chirurgicales sur une partie du corps. D'autres familles qui dorment à même le sol sur le trottoir, été comme hiver, sont là à subir le pire. Des nécessiteux font de ce métier, aussi vieux que le monde, honteux, humiliant, leur gagne-pain quotidien. Quand on les aperçoit en train de mener cette vie d'extrême pauvreté, on les prend pour des personnages sortis des Misérables de Victor Hugo, condamnés à continuer sur ce rythme de la faim et de la soif. Ils ressemblent à ces êtres faits de lettres et de mots qui vivent en sempiternelle errance, à la recherche du pain perdu. La pauvreté, ce monstre dévoreur de tant de vies humaines. A chaque coin, au bout de chaque ruelle, toutes les ruelles, parfois les enfants jouent aux mendiants ambulants en se déplaçant d'un bus à l'autre, etc. On court après tout le monde. Une personne vous demande la charité. Le minimum pour ne pas crever. Une femme, avec ses enfants, guette les passants, afin que ceux-ci fassent preuve de bonne foi, de grand coeur, en jetant au fond de leur sébile une pauvre pièce de monnaie. Qui des hommes n'a pas vu ou connu un mendiant? On a tous dans notre imaginaire des portraits de vieilles et d'enfants qui viennent frapper à la porte. Devant un magasin, un marché, une cafétéria ou une mosquée. Là où il y a foule, du coin de l'oeil, on aperçoit une silhouette chétive, recroquevillée, assise à même le sol, des vieux et des vieilles ridés par l'usure de l'âge. Des enfants osseux, pris par les griffes d'une faim qui n'est, en aucun cas, une fatalité ou un passage obligé. Ils sont plantés là, à longueur de journée, de mois et d'année à tendre la main, conjurer et supplier ceux qui détiennent ce dont eux ils ont besoin, quelque chose qui vivifie leurs forces épuisées, qui leur donne envie de «survivre» pour appartenir à cette grande société des hommes. Toutes les passerelles que compte la capitale sont squattées par ces hommes et femmes, devenus sous-êtres humains par la force des choses. «Fi oujeh Rabbi ya lmoumnin» (Au nom de Dieu, ô croyants), «Khobza leouladi» (un pain pour mes enfants), «Rebbi idjazikoum, rani ytima, makanch elli issaadeni» (Dieu vous récompense, je suis orpheline, je n'ai personne pour m'aider), plusieurs antiennes (sûrement pas de joie) d'indignation à écouter. Ce sont là des phrases qui rappellent à tout un chacun les inégalités que vit l'humanité. Des ritournelles confirmant à chaque seconde la bassesse des hommes riches. La fin de l'après-midi, les gens se pressent de rentrer. Les mendiants, après voir passé les deux tiers de la journée en un seul endroit devant cette scène d'un monde qui s'accélère, la recette n'est toujours pas satisfaisante. Ils demandent encore et encore, sans arrêt; y a des moments où leur voix est entendue à plus de cent mètres. Parfois, il faut crier fort, circonstance oblige. Ainsi, des images frappantes de ces hommes et femmes, qui tendent timidement leur main et baissent les yeux. A l'approche de El Adhan (rupture du jeûne), on les voit en train de se faufiler entre les passants. Peut-être pour gagner la ruelle voisine ou rejoindre leur cachette le temps de manger un petit morceau que l'on a gagné le jour. Une fois que tout le monde est chez soi, ils se retrouvent face à eux-mêmes. Au moment où les riches et les moins riches d'Algérie mangent chaud et varié, juste en ouvrant la fenêtre, on aperçoit l'image d'une pauvre famille qui rompt le jeûne avec du pain. Pourtant, des sommes d'argent énormes sont consacrées aux nécessiteux, chaque mois de Ramadhan. On annonce l'ouverture des restaurants de la Rahma, uniquement pour assurer une chorba pour tous. Un projet qui s'avère à moitié abouti, car dans quelques endroits on assiste à des scènes où des ayants droit sont mis de côté. Ils sont toujours les derniers à y accéder. A force de ne pouvoir vaincre la faim, tous les mendiants se referment sur eux-mêmes, ils retournent à leur coquille de misère afin d'espérer un lendemain plein de pièces de monnaie. «Misère! C'est toujours sur les gens pauvres que tu t'acharnes obstinément, misère...», chantait le fameux Coluche. A Alger, la nuit tombe sur les mendiants, le lendemain ne sera pas loin pour recommencer une nouvelle journée. La main, bien évidemment, toujours tendue.