«La vie sans musique est tout simplement une erreur, une fatigue, un exil.» (Friedrich Nietzsche 1844 -1900) Harrag veut dire littéralement «brûleur». L'expression «brûler la vie par les deux bouts» renvoie à l'image d'une vie intense, fiévreuse, excessive dans tous les sens. On dit des poètes maudits ou des artistes contestataires et «marginaux» qu'ils brûlent la vie par les deux bouts. Cette catégorie de personnages a souvent une vie courte mais combien intense et bruyante et qui marque pour longtemps leurs générations. Je n'ai pu éviter ce rapport d'images en regardant et en écoutant ces nombreux Algériens «sans papiers», «clandestins», «harragas», -si jeunes et pourtant si tristes c'est selon que l'on se place d'un côté ou de l'autre de la barrière- raconter leur terrible histoire. Oui, leurs histoire, sans «S», parce qu'ils ont une même histoire, celle de l'Algérie, et un même rêve, celui de Vivre! Avec trois autres confrères journalistes algériens accrédités à Bruxelles, Azziouz du Soir d'Algérie, Hamid de l'APS et Habib de Radio internationale Algérie, nous avions décidés de rompre le jeûne du Ramadhan avec nos jeunes compatriotes, invités pour l'occasion par la Fédération de la communauté algérienne de Belgique (FCAB) et du tout nouveau député de l'immigration, M.Taïbi Mustapha (FLN). J'avoue que nous avions une appréhension caractéristique de notre profession: FLN, FCAB, Ramadhan...N'y a-t-il pas un risque de récupération politique? Après mûre réflexion, nous décidâmes de nous y rendre ensemble, car donner la parole à ces nombreux enfants oubliés du pays et ombres furtives dans les cités européennes primait sur tout autre calcul politique. Nous nous rendîmes ce lundi soir à Charleroi, à 60km au sud-ouest de Bruxelles. Temps froid et légèrement pluvieux. Dans les locaux de l'association algérienne, ils étaient près de 60 personnes à partager la même chorba. Parmi eux, plus d'une vingtaine de clandestins. Le repas terminé, ils hésitèrent dans un premier temps à se manifester. Réflexe de survie et de protection: on ne se montre pas aussi facilement lorsqu'on vit la clandestinité H24. Puis, un groupe se forme sur le trottoir, devant le café. Après concertation, ils décidèrent de dire leur calvaire. A bout de souffle Oubliant dans un premier temps leur propre situation, ils crièrent le destin tragique de l'un des leurs: Draou Houari, dit H'nini, 27 ans, originaire du quartier populaire de Sid El Houari à Oran, assassiné voilà plus d'une semaine à Charleroi par un boucher marocain. Eux, ses amis harragas, ont réussi avec l'aide d'autres Algériens à «récolter» treize mille (13.000) euros afin d'affréter un avion privé pour rapatrier son corps. Cependant, les tracas administratifs et de justice font durer le rapatriement. Ils projettent alors d'organiser une marche de protestation dans les jours qui viennent si la situation de blocage perdure. C'est que la pression est à son summum chez la famille, ou ce qu'il en reste, de Houari à Oran. Ecoute: voilà quatre années, ce fut le frère cadet de la famille Draou qui mourut dans des circonstances tragiques en Espagne...Harrag lui aussi! Le dernier des trois frères resté au bled, ayant appris la mort de son frère à Charleroi, s'est cogné la tête sur un mur. Il est à l'hôpital, gravement malade. La maman pleure. Ce soir-là, à Charleroi, ces dizaines de visages enfantins suppliaient le ciel pour que la maman de Houari trouve le repos. Ils ont entre 20 et 30 ans et «s'accrochaient» à nous dans un vain espoir d'être entendus...quelque part. Puis, déferlèrent les autres drames. Comme celui de ce jeune de 21 ans de Tiaret, mort il y a quatre mois et enterré comme inconnu par les services communaux. Une fois encore, ses amis d'infortune se sont mobilisés et ont interpellé, par l'intermédiaire du député Mustapha Taïbi, les services consulaires algériens pour rendre le corps à ses parents au bled. «Le consulat algérien a fait le nécessaire en envoyant la demande d'identification à Alger», m'expliqua le député. Les harragas concluent: «Vivants, on n'existait pas en Algérie. Que nos responsables aident sa famille à faire son deuil. Il est mort maintenant!» Devant tant de tragédies, les harragas font montre d'un courage exceptionnel. J'ose: «Et vous, par exemple, vous en êtes où?» Nordine (ils étaient prêts à donner leurs noms de famille, mais nous sommes convenus du seul prénom pour préserver la dignité de leurs familles au bled), 26 ans, algérois attaque: «J'ai payé 3000 euros pour embarquer à partir d'Alger vers le port d'Anvers. Voilà quatre années que je galère.» Subtile, il parla des raisons de son départ d'Alger sans que je lui pose la question: «Je vivais avec huit personnes de ma famille dans un deux-pièces. J'ai le niveau Bac, j'ai vécu plus de quatre années dans le vide total à Alger. Sans travail régulier, sans espoir. J'avais l'impression de mourir à petit feu. Ici, j'ai un espoir. Peut-être un mariage? Une décision de régularisation massive de l'Etat belge? Enfin, ici je travaille au noir, j'ai loué un studio, j'ai une petite amie...J'ai juste ce maudit problème de papiers!» Nordine cite l'exemple de Amari, originaire de Chlef, qui en une année a réussi à avoir ses papiers. C'est vrai qu'il a eu la chance de se marier. Il a un travail, une voiture. Son autre compatriote de la même ville, venu il y a quatre années, a déjà un salon de coiffure. Amari me dit: «C'est vrai que la chance m'a souri, mais moi, je savais ce que je voulais. Ici, si tu es sérieux et que tu évites la délinquance et les milieux de la nuit, tu as beaucoup de chance d'être régularisé.» Les autres disent qu'il a raison. Etonnant. Dans l'exil, ces jeunes ont construit une solidarité étanche à toute épreuve. La maturité de leurs propos a un étrange effet sur leurs jeunes visages. Au fait, combien sont-ils au juste? L'autre réalité Recoupant les chiffres donnés par des associations avec ceux de l'Office des étrangers belges, ils sont entre 700 et 900 Algériens sans papiers rien qu'à Charleroi. Idem pour la ville de Liège et quelques centaines à Bruxelles. Ils sont probablement moins nombreux dans la capitale belge parce que les contrôles policiers sont plus réguliers. Globalement, on en arrive à près de 2000 Algériens en Belgique. D'autres chiffres? Rien qu'à Charleroi on estime le chiffre entre 400 et 500 incarcérés pour diverses raisons. Dans ce chapitre, l'initiative du nouveau député FLN pour la zone III Europe est, reconnaissons-le, honorable. M.Taïbi nous a expliqué qu'il a pris attache avec les services consulaires algériens de Bruxelles pour tenter de recenser, à leur demande, les sans- papiers. Non pas dans un but policier ou d'une quelconque délation, mais pour éviter les situations des deux jeunes décédés dont les corps ne sont pas encore rapatriés à cause de ces tracas administratifs. Le consulat algérien y réfléchit. L'Etat algérien est-il responsable ou non de ces citoyens quelle que soit leur situation? Telle est la question. Mohamed, un ancien ayant parcouru depuis 20 ans l'Espagne, la France et aujourd'hui la Belgique, toujours sans papiers, déclare sentencieux: «Je me suis fait une raison depuis très longtemps. Quand vous voyez comment les Etats européens mobilisent leurs diplomaties, leurs plus hauts responsables pour défendre un seul de leurs citoyens en situation difficile ailleurs, vous comprendrez toute la douleur de ces jeunes. Quant à moi, j'ai accepté mon destin d'éternel errant il y a bien longtemps.» Au fur et à mesure de nos discussions, j'apprends qu'une bonne partie des harragas ont un niveau d'instruction appréciable. Terminale, BEF et même des universitaires. «Ils ne veulent pas le dire par pudeur», m'explique Nordine. Et d'ajouter: «Vous employez le nom de harraga, mais vous ne citez jamais les hargate!» J'avoue que je n'en revenais pas. Nordine, Amari, Mohamed...m'apprennent que dans mon pays, l'Algérie, le phénomène hargate existe aussi. Les passeurs trafiquent jusqu'à la date de naissance des filles mineures pour leur débrouiller des visas. Ici, elles se retrouvent dans des bars ou sur le trottoir. La traite humaine en fait. Doucement, à coups de pourquoi, face à tant de détresse, le député de l'immigration promet d'organiser après l'Aïd, dans la mesure du possible, une rencontre entre ces jeunes et les services consulaires ou leurs représentants. Pourquoi pas aussi l'ambassade, la presse algérienne à Bruxelles, les associations algériennes...pour voir comment soulager les harraga du poids qu'ils portent, seuls, à la fleur de l'âge? Rien de spécial n'a été promis: juste la promesse de les écouter. C'est déjà ça de gagné!